Enfant aimé, frère exemplaire, fils idéal. Je suis né, en 1898, en Égypte, d'un père anglais et d'une mère scandinave. Ils s'y étaient établis pour le travail et n'avaient pas envisagé de se rencontrer et fonder une famille. Il faisait chaud, la vie était belle, quoi de mieux? Après avoir vécu 12 ans dans les pattes de deux archéologues chevronnés, dont 8 à être le garde du corps de ma petite sœur, ceux-ci se marièrent finalement et partirent en safari-lune de miel. C'est là que la chance fît son apparition.
Je reste au village. Ils partent. 1 semaine. Je les attends. Ils ne reviennent pas. 2 semaines. Pas de réponse. On les recherche. On les retrouve. J'aurais préféré qu'on ne les retrouve pas.
Leur caravane, pillée, ne protégeait plus leur corps mutilé. Les chameaux, envolés, ajoutaient au silence palpable de la scène. Ma mère, un glaive planté dans la poitrine, avait perdu cette flamme dans ses yeux. Mon père avait été scalpé pour ne nommer que ça. Plus de vivres ni aucun objet de valeur digne de ce nom sur les lieux.
C'est la mort dans l'âme que je revins au village. Je cachai la vérité à Éloïse, car elle ne pourrait pas comprendre; elle ne devait pas comprendre. Je décidai donc que j'allais me venger. C'est ainsi que nous prîmes le premier bateau pour la Grèce : l'Afrique nous avait trahis et c'est pourquoi nous devions recommencer à zéro. Nous fûmes hébergés dans un orphelinat et nous pûmes enfin commencer à couler des jours heureux... Jusqu'en 1914, soit 4 ans après notre arrivée à Athènes, où la Roue de la Fortune tourna une seconde fois. La petite vérole s'en prit à ma sœur, qui perdit son combat peu de temps après.
Seul, sans personne à aimer, sans personne pour être aimé, sans personne à protéger, sans personne pour être protégé, j'étais seul.
Je fuis donc en Italie, de peur de devenir le prochain sur la liste des dieux de l'Olympe. Mauvais endroit, au mauvais moment, les tensions politiques n'étant plus un secret, je décidais donc de noyer ma peine, et mon âme déchirée, en m'enrôlant dans l'armée pour la défaite du joug prussien et austro-hongrois. J'éviterai les détails afin de vous faire éviter les mouchoirs.
En 1918, à 20 ans, je fus enfin libre. Je pourrais recommencer pour de bon cette vie m'ayant tout arraché. J'entrepris des études policières. Je réussis brillamment et l'on reconnut mon talent. Je gravis rapidement les échelons et c'est ainsi que je devins enquêteur-chef de la prestigieuse « Organizzazione di Vigilanza e Repressione dell'Antifascismo », en 1922. Je n'étais pas le meilleur pour rien. Mon travail m'avait appris la minutie, l'ingéniosité et l'astuce. En effet, j'avais un don pour ne faire voir que ce dont j'avais envie qu'il soit vu. Bref, j'aurais pu échanger les joyaux de la couronne de Victoria contre du faux, pendant un discours, et personne n'y aurait vu goutte.
Je trouvai la femme de mes rêves, Sofia, en 1925, près de la fontaine de Trevi. Nous tombâmes chacun sous le charme de l'autre et nous fondîmes une famille. En 1933, Theresa avait 7 ans, Lily en avait 5 et notre petit dernier, Guido en avait 3. Durant les trois dernières années, on avait diagnostiqué un quelconque dérèglement chez Sofia, tout à fait banal, c'est pourquoi elle devait consommer des narcotiques, lesquels je pouvais facilement me procurer, vu mon métier et mon rang. Je dus quitter mes amours quelque temps afin d'aller régler de la paperasse à Paris.
La distance nous séparant me semblait immense. Les jours et les semaines passaient et l'affaire Van Helssen, sur laquelle je travaillais depuis des mois, allait bientôt se terminer. C'est après un épicurien repas, avec un général français, que s'achevèrent les négociations. Aussitôt sorti, je courus acheter mon billet pour le prochain départ vers Rome, qui aurait lieu à l'aurore. Trop excité à l'idée de revenir à la maison, je ne pus dormir et donc dus me résoudre à me promener dans les jardins de Versailles au clair de lune. Soudain, une ombre lugubre de cavalier apparut au loin. Elle s'approchait à toute vitesse et au moment où je lui cédai le passage, afin de ne pas être piétiné, l'officier chevauchant la bête laissa tomber quelque chose, par mégarde semblait-il, d'une de ses sacoches. Il partit et, bien que je criai afin d'attirer son attention, il disparut dans la nuit. Je m'approchai de l'objet qui n'était en fait qu'une lettre. Elle portait un cachet romain et des initiales, RJK, mes initiales. Je regardai dans la direction par où le cavalier avait disparu : toujours personne. Je décachetai rapidement l'enveloppe et parcouru les quelques lignes avec horreur. C'était une lettre de suicide écrite par Sofia qui, en pleine crise psychotique, avait tué les enfants avant de mettre fin à ses jours.
Je m'effondrai par terre, mon univers s'écroulant plus vite que les larmes quittant mes yeux. L'Italie, de connivence avec la France, m'avait porté le coup de grâce. Je me relevai, déchirai mon billet de départ vers Rome puis changeai de trajectoire. J'errais comme une âme en peine pendant plus de deux semaines jusqu'à ce que j'atteigne Calais. J'allais m'embarquer; je devais m'en aller. Quitter la terre qui était mère de mes souffrances. Abandonner amis, travail, notoriété.
Arrivé en Angleterre, je me rendis à la capitale : Londres. Et puis, ça m'a frappé : et maintenant? Tout était à recommencer. Changer d'identité et refaire sa vie? Non... pas une fois de plus. C'est là, seulement à cet instant précis, que je la vis, telle la lumière au bout du tunnel. Cette mystérieuse affiche : à la fois attirante et effrayante. Je m'approchai. Le Dark Circus.... Pourquoi pas? Je devais changer de décor de toute façon. Mais, pour y faire quoi? …
Illusionniste. Ça m'a tapé dans l'oeil lorsque j'y ai pensé. J'ai toujours été le meilleur avec les tours de passe-passe. Alors que j'entrai, les larmes aux yeux, dans l'enceinte inquiétante du Dark Circus, je priai de toutes mes forces que tout cela n'ait été qu'un mauvais rêve, une cruelle illusion...