L'index posé sur les lèvres, j'avais, en un seul instant, réussi à demander un silence complet, à la manière d'un maître suprême, d'un roi, d'un dictateur peut-être. Mais je n'étais qu'un artiste, perché sur son étoile sombre, au-delà de ce que le commun des mortels peu apercevoir. Le noir complet. Mes yeux ne peuvent rien percevoir, ils ont laissé place à mes autres sens, laissant mes oreilles pointues frétiller au son de la toile, mon toucher se délecter de sa caresse. Et finalement, sous le regard ébahi de ces hommes, voilà que se profile le plus majestueux des lions qu'ils ont pu apercevoir dans toute leur vie. Leur souffle se coupe, le voile qui cache mes pupilles céruléennes tombe et les scrutent, les épient. J'attends. Je le mire de mon regard démoniaque, ce sourire aux attraits sadiques pendus aux bouts des lèvres ; quel est donc le truc qui pourrait tuer ce talent impossible que seulement les plus naïfs s'accordent à croire ? Pourtant, je n'ai pas d’artifice. Seulement l'expérience. Alors, devant ce public qui, finalement se met à applaudir en voyant mes deux mains se rejoindre, à la manière de deux amants battant l'air de leurs émois, je pense à mon frère. A Grim. Aux heures passées dehors à lui expliquer les tons et les couleurs de la vie qui l'entourait. Jaune c'est comme le soleil qui réchauffe ta peau. Rouge, c'est comme le sang qui coule dans tes veines. Bleu c'est comme le ciel qui nous couve, comme l'eau qui ruisselle. Je revois son sourire, à demi-triste, qui recouvre son visage, son bras qui cherche après mes épaules, afin de serrer son cadet tout près de lui. Ses yeux qui me cherchent, éternellement. On dirait une pendule détraquée, qui passe son temps à jouer avec ses aiguilles ; ses pupilles ne se reposent jamais, elles tentent de trouver, infatigablement, quelque chose. Mais elles sont plongées dans l'obscurité la plus totale où seulement quelques orbes de lumière acceptent de pénétrer. J'imitais souvent Grim. Pour tenter de mieux le comprendre, de ressentir son malaise, de juger à quel point son handicape était terrible. Il m'apprenait des choses, comme par exemple qu'il ne fallait jamais se fier aux apparences. Qu'il aimait passer ses mains sur mes traits, redéfinissant intarissablement le portrait qu'il se faisait de moi. J'aurais donné n'importe quoi pour sentir à nouveau sa peau contre la mienne. Le jour funeste où son corps avait vomi son âme, je l'avais poussé à me suivre au cirque bizarroïde qui avait planté ses tentes non loin de chez nous ; je l'avais traîné jusque là parce qu'il n'aimait pas sortir. Mais Grim avait finalement accepté parce qu'il savait à quel point j'appréciais le monde incroyable des choses originales, décalées et inhabituelles. Il m'avait écouté, lui décrire les effrayantes choses se terrant là, les plus drôles, les plus curieuses, ne se lassant jamais de ma voix qui se révélait finalement être sa vue. Nous étions partis tous deux, à la fermeture des portes. A cet instant, quand mes pensées se dirigèrent soudainement vers la scène atroce de la disparition de mon propre frère, mon visage s'assombrit sous la lumière des projecteurs. Mais personne ne remarque rien, non. Je suis un démon, un troll, une bête, peu importe. Il avait fallu qu'on croise ce groupe de fanatiques, d’extrémistes, de ravageurs, de... de monstres. Je me souvins de leurs poings s'écrasant sur ma chair alors je recouvrais de mon frêle être le corps inanimé de mon frère. Ce dernier ne pouvait pas vivre ; Dieu ou je ne sais qui, ne l'avait pas accepté et l'avait puni. Je me rappelai des heures que j'avais passées à le porter, à trébucher avec son poids sur les bras et finalement à creuser, avec pour seuls outils, mes doigts qui s'étaient rapidement ensanglantés. Des portes fermées du cirque qui s'ouvrent à nouveau, de mon ombre qui les franchit, comme un mort vivant l'aurait fait. De ce visage boueux et rougi tant par les larmes que par leur sang. De mon discours totalement louche et désordonné sur mes capacités à entrer parmi leur cercle de bizarreries. D'avoir pensé à mon père reparti quelques moments en Suède, à ma défunte mère qui avait succombé par un mal inconnu, au corps pâle pourrissant déjà sous terre de Grim. D'avoir expliqué que j'avais une formation de menuisier, comme mon propre géniteur mais qu'au-delà cela, je pouvais faire un nombre incroyable d'autres choses et que, finalement, si ça leur chantait ils pourraient faire ce qu'ils voulaient de moi. Car à l'instant où mon frère m'avait quitté, il avait emporté avec lui, ma propre existence, même si, après tout, ils n'en savent rien.

J'avais baissé les yeux. Les relevant soudainement, un cris s'échappant de mes plus profondes entrailles résonne, chassant mes pires chimères, laissant mon être s'évanouir plus loin. Sur scène, je ne suis plus Magnus. Je suis ce troll que j'aime à appeler Nättfodd - Né de la nuit -, celui qui gèle le sang et capte les regards. Je rameute ces moutons, éternellement, pour qu'ils se nourrissent du spectacle fascinant de mes compères. Je me délecte de leurs émois, je me plais à me donner en spectacle devant eux. Je suis l'aveugle qui voit au-delà de ce que le commun des mortels arrive à percevoir, je suis celui qui crée sans voir, celui qui les hypnotise grâce à seulement quelques paroles et une attitude à faire frémir les plus durs à cuir ; je suis le démon noir qui aime tant les mettre mal à l'aise que les faire éclater de rire. Et c'est peut-être cela qu'il y a de pire chez moi.  

Entre mes oreilles de troll se trouve un cocktail tout à fait excellent - du moins, c'est ce que je m'évertue à penser. Mon imagination n'a pour seules limites ma flemmardise quasi légendaire - bien que, une fois que une idée s'ancre dans ma tête, il est difficile de l'en tirer. Je suis, pour résumé, insupportable. Parce que j'adore me glisser dans votre dos pour venir chatouiller vos poignées d'amour, pincer vos fesses rebondies, souffler dans votre nuque, tirer vos oreilles, mordre vos mollets même s'il faut ! Mes blagues à dormir debout sont une autre preuve de mes tendances intempestives à la taquinerie. Le public s'en amuse généralement assez facilement mais certains de mes compères, après trois années de bons et loyaux services, commencent sérieusement à en avoir marre de l'être démoniaque que je suis. Car c'est l'allure que je me donne ; yeux révulsés et lèvres tirées par un sadisme m'environnant, il n'est pas rare que l'on me trouve effrayant. Personne ne sait exactement ce que j'ai derrière le crâne ; autant il m'arrive parfois d'être l'homme le plus généreux du monde quand je propose mon aide afin de replier une tente, autant il m'arrive de cacher les outils de mes collègues qui finissent par me le faire payer d'une quelconque façon. Seulement, peu de gens arrivent réellement avec l'intention de me bombarder de remontrances ; j'ai de nombreuses qualités mais la patience ne compte pas parmi elle, au profit d'une impulsivité violente qui a la particulière de rapidement dégénérer. Ceci dit, paradoxalement, je ne suis pas un tantinet susceptible et il est difficile de m'énerver. A croire que je suis un lunatique, un vrai, profondément atteint dans la moelle.

Il est absolument fabuleux. Avant même d'en faire partie, il m'avait fasciné. Bien que mon engagement s'est fait dans des conditions plutôt lugubres et désespérées, je m'y plais désormais et je ne le quitterai pour rien au monde ; je suis à l'aise au sein de cette mascarade clownesque et terrifiante à la fois, j'aime ces gens tous plus louches et effrayants, cette atmosphère lugubre dans laquelle nous baignons. Je fanatise presque ces projecteurs, aimant plus que toutes autres choses me donner en pâture à ce public subjugué que j'aime à rameuter chaque soir. Dark Circus est ma maison et ma famille, j'y vis et j'y mourrai, assurément.