Mon passé ? Insignifiant, en réalité. Je suis née, il y a 27 ans, au sein d’une famille pauvre d’apparence mais qui, grâce aux relations qu’avait ma mère, pouvait se vanter de connaitre certains nobles. Ma mère était la nourrice de la fille des Lewis, Alice. Elle avait mon âge et nous avons grandies ensemble. J’étais davantage fourrée dans cette immense maison que dans ma pauvre cabane que mon père avait construite lui-même avant de décéder, emporté par une maladie qu’il avait attrapé en fricotant avec une voisine. Je ne l’ai pas connu, cet homme, mort alors que ma mère me donnait encore le sein. Mais qu’importe. La petite Alice Lewis était comme ma sœur, en quelque sorte. Nous faisions tout à deux, si bien que ses parents m’ont payé les mêmes cours particuliers que ceux dont elle bénéficiait. Je devais avoir 7 ou 8 ans et je me souviens des pleurs de ma mère lorsque Monsieur Lewis lui avait annoncé ça. Elle lui avait baisé les pieds, l’avait remercié pendant des jours. Il fallait dire, également, que Monsieur Lewis m’aimait énormément. Plus proche de moi qu’il ne l’était de sa propre fille, il n’avait pas hésité à me donner son nom – faisant de moi une noble, mais je ne le su que plus tard – au décès de mon père. Ma mère et moi faisions intégralement parties de cette famille qui avait su être bonne à notre égard et nous n’avons jamais manqué de rien, restant bien à l’abri du besoin dans les bras protecteurs de Monsieur et Madame Lewis.

C’est lorsque j’eus 16 ans que ma passion pour le tarot de Marseille commença à pointer le bout de son nez. J’étais rêveuse et celle que j’appelais « sœur » sans qu’elle ne le fût réellement aimait cet aspect de ma personnalité. Elle fut ma première cliente, alors que je perfectionnais encore mon art et elle m’aida à créer le personnage d’Acid Dreamy qui, depuis 11 ans, ne me quitte plus. Avec le recul, je me rend compte que ce personnage est tout ce qu’était Alice, dans sa douceur et sa patience.. Mais, bien plus que ma première cliente, Alice fut ma première amante. J’ai découvert beaucoup de choses sur moi-même pendant ses moments où nous étions enlacées, nues, dans son grand lit. Ce fut en la coupant sans le faire exprès que je me rendis compte de ce que la vue du sang provoquait chez moi et de ce qu’il provoquait chez elle. Je l’aimais. Oh oui, je l’aimais de toutes les parcelles de mon corps et je crois bien qu’Alice fut la seule personne pour laquelle ce sentiment est apparu. Nos jeux étaient pervers et malsains, mais jamais je ne lui aurais fait le moindre mal. Jamais, jusqu’à ce jour qui marqua un tournant conséquent dans ma vie. J’avais 21 ans, elle également. Ma pauvre mère, blessée par sa vieillesse qui lui coupait brutalement les jambes, n’était capable que d’être alitée. Monsieur Lewis nous avait gracieusement offert l’hospitalité. Il avait acheté notre pauvre cabane qui ne valait rien pour un prix bien trop élevé, afin de donner cet argent à ma mère qui se sentait moins gênée de pouvoir lui payer un loyer, sans vraiment se rendre compte qu’elle ne faisait que lui rendre son argent au fil des mois. Mais ce qui me toucha le plus, et je ne m’excuserais jamais assez auprès de ma pauvre mère, ne fut pas la mort arrivante de cette dernière mais la trahison d’Alice.

Un jour comme tant d’autres, je l’avais vu revenir toute riante qu’elle était, aux bras d’un jeune homme. Elle portait un bouquet de roses – ses fleurs préférées – et mon sang s’était glacé. J’avais tout entendu de la discussion qu’elle eut avec son père, me faisant violence pour retenir mes larmes. Depuis quelques mois, elle fréquentait cet homme qu’elle présentait à son père et j’avais dû retenir un cri lorsque cet inconnu demanda à Monsieur Lewis la main d’Alice. Main qui lui fut accordée. Lorsqu’Alice monta dans ma chambre, pour me parler et mettre un terme à notre relation, je suis devenue folle. Ce fut avec mon ciseau de couture, posé sur ma petite coiffeuse, que j’ai poignardé Alice. Crime passionnel, car je la voulais à moi, seulement à moi. J’ignore combien de coups je lui ai porté, mais j’ai cessé lorsque je l’ai vu par terre, dans son propre sang, en train d’agoniser lentement. Sans réfléchir, j’ai préparé une maigre valise, contenant quelques affaires et mon précieux tarot. Je suis allée dans la chambre de ma mère, pour lui déposer un baiser sur le front et je suis sortie en courant de la maison des Lewis.

J’ai erré, longtemps, avant de trouver refuge dans un cirque. J’avais alors déjà 23 ans et la trahison d’Alice m’avait laissé un goût amer dans la bouche. Pendant plusieurs mois, j’ai travaillé avec assiduité, me rendant compte que le contact avec des clients venant se perdre dans mes tirages me plaisaient. Et je me suis également rendue compte que de donner mon corps à des hommes que je ne connaissais pas me rendait euphorique. Je ne me suis jamais prostituée, je n’ai eu que des rapports intimes consentis avec des hommes et parfois des femmes. Avec des clients, seulement, ne voulant pas mélanger ma vie personnelle et ma vie professionnelle. Petit à petit, les jeux malsains de mutilations que j’avais eu pendant des années avec Alice retrouvèrent une place dans mes aventures de quelques heures. Lorsque j’ai tué à nouveau, j’étais âgée de 25 ans. C’était un homme, qui avait accepté la morsure de la lame sur sa chair pendant qu’il prenait son propre plaisir avec des mouvements plus bestiaux. Je l’ai coupé dans son élan lorsque, au moment où il se laissait couler en moi, je lui tranchai la gorge, enivrée par cette sensation. Il m’avait fallu beaucoup d’ingéniosité pour cacher le corps, au fond d’un fossé non loin du cirque, sans me faire voir. Et je continua ce même manège, réussissant à ne pas me faire pincer, pendant les deux années qui suivirent. Avant de faire une erreur énorme ; celle de coucher avec un acrobate et de le tuer. Sa disparition ne passa pas inaperçue et, très vite, on remonta jusqu’à moi. Alors, comme pour le meurtre d’Alice, j’ai fuis. Et c’est ainsi que je suis tombée sur le Dark Circus où j’ai été employée sans plus de cérémonie et où j’espère pouvoir me faire une place et surtout, ne plus refaire les mêmes erreurs que dans mon ancien cirque..

Mon caractère ? Que je décrive mon caractère ? Allons, allons, nous ne sommes pas assez familiers pour cela.. Oh, je n’ai pas le choix.. Très bien dans ce cas. Je vais tâcher de rester la plus objective possible, mais cela n’est pas garanti. Avant toute chose, il faut savoir qu’il y a « deux moi ». Non, je vous en prie, ne me dites pas que je suis schyzophrène, rien n’est moins vrai, j’ai absolument toute ma tête. Mais j’ai mis des années à créer mon personnage, ce n’est pas pour qu’il soit l’exacte copie de moi-même. Il y a donc moi, Patience Hope Lewis et mon double – si je puis m’exprimer ainsi – Acid Dreamy.

Commençons par Acid Dreamy, voulez-vous. La face visible de l’iceberg, suave et mielleuse. N’est-ce pas ironique, lorsque le mot « acide » est une composante de son nom ? Oui, bien entendu que c’était fait exprès, mais cela ne vient pas de son esprit, mais du mien. Ainsi donc, Acid Dreamy est en mesure de vous faire voyager là où votre esprit n’aura jamais voyagé, par de douces paroles que votre esprit a besoin d’entendre. C’est elle qui tire les cartes, qui vous livre avec douceur votre avenir et vous poignarde avec votre passé. Le tarot de Marseille n’a aucun secret pour elle, et lorsqu’elle le lit, elle ne dit point de mensonges, seulement ce qu’elle y voit. Mais, comme il y a l’art et la manière de dire les choses et qu’elle est très maniérée, elle s’y prendra souvent très bien pour vous livrer les plus sombres présages pouvant apparaitre. Elle vous manipule, pour que vous en ayez assez et trop peu à la fois et que vous soyez forcés de revenir prêt d’elle. Acid Dreamy a besoin de reconnaissance et ses clients sont ses trésors. Elle tient d’ailleurs un petit livret où elle note soigneusement le nom des personnes et leur tirage. Elle utilise également, à la demande, la lecture dans les feuilles de thé. Une science moins précise, où tout le potentiel joueur de Dreamy se réveille. Autant être sincère, elle invente, devient très créative lorsqu’elle doit déchiffrer ce que le thé a laissé au fond de la tasse, car elle ne connait pas suffisamment cet art pour être honnête dans ses prédictions. Alors, elle manipule, elle caresse dans le sens du poil le pauvre client en mal de sensations.. Et, tout comme moi, elle ne prend pas au sérieux l’avenir. Ce n’est, pour elle, qu’un jeu et elle se délecte de pouvoir s’amuser avec l’avenir des autres.

Quant à moi, le portrait est moins doux, je le crains. Je n’ai pas la patience d’Acid Dreamy, c’est pourquoi je l’ai crée. On dit de moi que je ne suis pas fréquentable, que mon caractère est une abîme sans fond dans laquelle on peut tomber jusqu’à en mourir. Si je devais donner un mot pour me décrire, je dirai meurtrière. Mais je ne meurtris que ceux qui veulent être meurtris, je ne suis pas un monstre. Croyez-moi, beaucoup de gens rêvent secrètement de plaisirs douloureux et c’est ce que je leur apporte. Je ne vais pas me cacher, il y a en moi une certaine tendance nymphomane que j’arrive plus ou moins à canaliser. Et, liée à cette tendance, j’ai la fâcheuse habitude de mutiler mes pauvres partenaires de ces jeux enivrants. Jamais sans leur accord, cependant, même si je m’arrange toujours pour leur faire faire ce que j’ai en tête. Malheureusement, le sang est une chose qui me met dans un état second, je suis obnubilée, fascinée par ce liquide coulant dans les veines de chacun d’entre nous. Voyez mes bras, les longues cicatrices blanchâtres ne sont pas dû à des griffures d’un quelconque félin.. Et c’est précisément à cet instant que se réveille ma tendance à tuer, doucement et avec délectation, les pauvres âmes qui se sont perdues dans mes draps. Jusqu’à maintenant, je suis toujours parvenue à rester discrète, à ne pas entrainer mes collègues dans ce jeu morbide, mais j’ai dû fuir l’ancien cirque où j’étais employée à cause d’une erreur de débutante. J’ai tué un acrobate, que l’on me pardonne et je viens me refaire une réputation ici. Étant d’une nature sociable, je suppose que je n’aurais pas de mal à mettre Acid Dreamy en avant pour me faire quelques connaissances amicales.. Je n’en dirai pas plus sur ma personne, je crains d’en avoir déjà trop dit.

Enfin, sachez qu’au fil des années, je me suis perdue dans mon personnage et mon personnage s’est fondu en moi. Nos caractères s’entremêlent souvent et j’ai pris l’habitude d’être à la fois Acid Dreamy et Patience Hope Lewis. Ne vous étonnez donc pas si, parfois, je parais lunatique à l’extrême, ce n’est qu’un défaut de se créer une tierce personne et de cohabiter avec elle. Mais je le répète, je ne suis pas schizophrène. J’ai pleinement conscience que cette « tierce personne » n’existe pas réellement, puisqu’elle est le fruit de mon imaginaire.

F A B U L E U X ! Comment ça, j'en fais trop ? Hé bien, disons que l'ambiance générale et la folie douce de mes collègues me plaisent. Je me sens à mon aise ici, à ma place. Oh, bien entendu, certaines personnes m'effraient et j'ai lu dans les cartes que certains énergumènes n'étaient pas très fréquentables.. Mais ce cirque est absolument parfait malgré tout et puis, de ce qu'il parait, je ne suis pas non plus la personne la plus fréquentable du pays..