Je suis née, mais je ne sais pas où, je ne sais pas comment. Ou bien, je ne m’en souviens plus. Tous mes souvenirs se passent entre ses murs et ses pièces blanches, neutres, ennuyeuses. Plus pratique qu’esthétique. Au début, c’est une ainée qui s’occupait de moi. Un jour, je suis devenue une ainée et je me suis occupée des autres. J’ai toujours eu l’impression d’être un fantôme, une errance. Je suis là, mais c’est comme si on ne me voyait pas. Dans l’orphelinat où j’ai toujours vécu, la règle de base était le silence. La seule voix qui devait retentir était celle de Madame. On écoutait toujours et on ne rétorquait jamais. Parce que Madame avait toujours raison. Sinon…il fallait passer deux jours sans manger dans le sous-sol froid et sombre. Une sentence qu’aucun enfant ne voulait. Parfois, à force de n’entendre que le silence, de ne jamais ouvrir ma bouche sauf pour manger, je me demandais si je pouvais encore parler. Je savais que oui, parce que la nuit, je marmonnais des histoires aux plus petits quand ils avaient peur des monstres sous leur lit. Quand Madame était couchée bien sûr. Madame dormait très dure et rien ne la réveillait.

Les autres orphelins me trouvaient bizarre, à cause de ma peau pâle, à cause de mes cheveux, à cause de mon retard sans émotion, toutes les raisons étaient bonnes. Seuls les plus jeunes m’acceptaient, mais en vieillissant, quand ils n’avaient plus besoin de moi pour leur raconter des histoires et leur chanter des berceuses, il faisait la même chose que les plus grands. Je n’étais rien pour eux.

À force de passer inaperçu et de toujours observer, j’ai commencé à connaitre les trucs pour pouvoir échapper à la surveillance de Madame. Je me suis mise à aller dehors. Aller dehors, c’était comme faire un voyage. J’apportais des vivres, seulement un morceau de pain en fait, un calepin de note et un crayon. La première fois que je suis sortie, j’ai rencontré un chat. Je me suis assise près de lui, je l’ai nourri, caresser et sans que je le remarque, les heures ont passé, j’ai dû rentrer rapidement à l’orphelinat. Quelques jours plus tard, je suis sortie, il y avait deux chats. La même chose s’est produite, mais cette fois, en rentrant, les chats m’ont suivi. Je n’ai pas pu les empêcher de le faire, alors je n’ai rien fait. Ils sont entrés dans l’orphelinat. Madame les a chassés. Mais en ne regardant pas la fenêtre de la chambre commune des filles, j’ai vu les deux chats. Je les ai nourris. J’ai arrêté de manger mon petit déjeuner pour garder mon pain pour les chats.

Plus les jours avançaient, plus il y avait de chats. Un jour, j’en ai même compté sept. Parfois, ils partaient et revenaient, parfois c’était d’autres, mais un seul, tout blanc, le premier d’entre tous, était toujours au rendez-vous. Quand je partais en exploration, il me suivait partout. Même si je les aimais tous, celui-là, c’était comme la moitié de moi-même. Depuis que j’étais petite, j’avais toujours eu le sentiment que je n’étais que la moitié d’une personne. On ne s’intéressait pas à moi. Je n’avais pas de passion, pas de rêve, pas d’avenir. Je n’étais qu’une petite fille bizarre qu’aucun parent ne voulait adopter. Je n’étais pas assez vive, assez rayonnante et complète pour faire partie du monde, j’étais entre deux dimensions. Quand j’étais avec le chat, je me sentais vraiment les pieds sur terre, ancrée dans la réalité. Il y avait quelqu’un qui m’était cher et qui dépendait de moi. Les chats c’était ma façon à moi d’exister, parce que j’avais des amis qui voulaient être avec moi.

Les années ont passé, sans que rien ne vienne changer mon quotidien. J’ai eu 15 ans, puis 16, puis 17 et 18 ans. Un jour, je suis devenue la vraie de vraie plus vieille. J’avais alors 4 ans d’écart avec l’autre plus vieille. Une jeune fille qui n’était là que depuis un an. Dans l’orphelinat Winchester, les enfants restaient environ 3 ans avant d’être adoptés. Madame disait toujours « Un enfant pour une famille ». Elle croyait que les enfants auraient toute une chance un jour de trouver une famille. Bien sûr, à chaque règle, son exception. C’est là que j’entre en compte.

Comme j’étais la plus vieille, Madame se mit à me demander d’accomplir plus de tâches. Elle m’envoya même chercher des aliments au marché. Elle m’apprit à compter pour que je puisse utiliser l’argent. Ce genre de petite attention me réchauffa le cœur, mais je savais bien que ce n’était que pour faire de moi un investissement, tant qu’à avoir à me garder longtemps, autant me rendre utile. On m’apprit à cuisiner des soupes, à faire du pain. Même si j’avais gagné en responsabilité, je n’avais pas gagné en pouvoir. Je restais la pauvre orpheline bizarre, sans émotions et ignorante qui ne méritaient pas l’attention des autres.

Je dois avouer que je me suis toujours fait facilement à ce genre de vie. Peu de questionnement. Peu de trouble. Pas de problème. Je n’avais jamais à réfléchir, on le faisait pour moi. Pas de quoi se casser la tête.

Je n’ai jamais arrêté de m’occuper des chats. Autour de l’orphelinat, une vingtaine de chats avait élu domicile. Certains passants appelaient l’orphelinat, la maison des chats. Madame tentait tant bien que mal de chasser les animaux, mais ils revenaient toujours à la charge. Un jour, elle se plaignit de mal de dos à force de jouer du balai à chasser les félins. Même si Madame n’avait été pour moi qu’une femme autoritaire sans amour et sans attache, elle était la seule femme que je connaissais et je tenais à sa bonne santé. Elle m’avait offert nourriture et toit toute ma vie.

Je suis allé faire les courses ce jour-là en me questionnant. Devais-je partir ? Pour aller où ? Je ne connaissais pas beaucoup d’endroits qui accepteraient une jeune fille sans éducation et lui offriraient le gite et la nourriture. En ramassant une pomme, je remarquai une page de journal. C’était justement celle des offres d’emploi. Même si je ne savais pas lire tous les mots, une annonce très simple et très frappante m’interpella. On y offrait un endroit où dormir et la nourriture. Tout le monde était accepté. Si on avait du talent ? Ou pour faire le ménage. Aaah ! Ça, c’était dans mes cordes.

Le lendemain, je laissai une note à Madame lui expliquant mon départ. Mon uniforme sur moi, mon pyjama, ma brosse à cheveux et à dent dans un baluchon fait à l’aide de mon drap, j’arrivais à l’entrée du cirque. Je ne savais pas dans quoi je me lançais. Je ne savais pas vraiment lire, ni écrire, ni compter, mais j’avais des bras et des jambes, je pouvais surement servir à quelque chose. On me demanda de signer un contrat. Je ne savais pas ce que c’était, mais je traçais mon nom que j’avais appris à écrire sur la ligne et ce fut fait.

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Cela fait maintenant quelques semaines que je suis là. On m’a demandé de faire des petites tâches comme laver les costumes de scène, les drapeaux, les rubans, les rideaux. Le savon et la planche à laver me font mal aux doigts, mais je tiens. Même si personne ne me parle, je ne suis jamais seule. Depuis que je suis là, plusieurs chats commencent à se faufiler un peu partout dans le cirque. Avec ma maigre paye, je leur achète de la nourriture, parfois je leur donne mes restes. Ils sont nombreux à se réfugier dans ma tente et la nuit je dors toujours au chaud. Quand je vois un chat abandonné, je ne peux pas m’empêcher de le prendre avec moi. Ils sont ma famille et à chaque enfant sa famille.