La pièce était petite et sombre. Le seule source de lumière provenait d'une petite fenêtre, à travers laquelle il aimait parfois observer l'extérieur. Mais qui était donc ce "il" ?
Il était "il". Il ne savait pas...Parfois, "il" était "Le Chien" ou juste "Chien". Il avait fini par assimiler ce semblant d'identité qu'on lui avait donné, réagissant lorsqu'on l'appelait "Chien".
"Chien" avait eu le malheur d'être conçu dans la folie. Sa mère était une femme à l'esprit fragile, dépendante des hommes, qui n'avait pas supporté que l'élu de son coeur la fuit après l'avoir engrossée de la sorte, sans même accepter le mariage. Elle était une femme seule, malade, désespérée... Alors, elle avait tout fait pour que ce bébé qui grandissait dans son ventre ne puisse jamais la quitter, qu'il lui soit toujours fidèle...
Qu'y avait-il de plus loyal qu'un chien domestiqué ? Cette pensée en tête, elle avait élevé dans le plus grand secret cet enfant dont personne n'avait jamais entendu parler, un enfant qu'elle déshumanisa et rendit complètement dépendant à elle, incapable d'une moindre autonomie. C'était son "Chien", le sien, et personne ne pourrait jamais le lui enlever. Elle ne serait plus jamais seule.
"Chien" tenait plus de l'animal que de l'humain. Il parvenait à peine à demeurer en équilibre sur ses deux jambes, préférant se déplacer à quatre pattes ou accroupi, les quelques mots qu'il arrivait à prononcer ne revêtaient pas de réel sens pour lui, des mots que sa mère avait articulé et qu'il répétait par pur esprit d'imitation, et il n'avait aucune connaissance des usages basiques propres à chaque homme ou femme. Il grognait, couinait, geignait ou demeurait silencieux, observant sa mère de ses grands yeux noirs comme si elle était la huitième merveille du monde, endurant ses traitements sévères lorsqu'il n'était pas "un bon chien". Elle était instable, violente... Elle l'avait même étranglé le jour où il l'avait appelé "Maman", étranglé et griffé, laissant des cicatrices impressionnantes à la base de son cou. Elle pouvait le blesser, l'insulter, l'humilier, Chien ne se détournait jamais d'elle. Chien l'aimait d'un amour incommensurable, n'ayant qu'elle dans le petit monde étroit et ténébreux dans lequel il vivotait.
Il passait ses journées seul, dans la petite pièce, et faisait la meilleure des fêtes à sa mère lorsque celle-ci rentrait de son travail de serveuse, heureux de la revoir, de la sentir, d'être en sa présence. Oui, "Chien" était fidèle à sa maman...
Mais les années passèrent et Maman se retrouva à ne plus avoir besoin de "Chien". Elle avait rencontré un homme, un charmant homme, qui était prêt à lui consacrer sa vie et à se lier à elle par les liens sacrés du mariage. Et "Chien" ne pouvait pas faire partie de cette vie merveilleuse qui s'offrait à elle...
Ayant entendu parler d'un cirque en ville, elle prit une folle décision. Elle lava soigneusement "Chien", qui était incapable de le faire tout seul, l'habilla, lui qui vivait, en général, dans la plus parfaite nudité, et lui ordonna de marcher. Ils allaient "faire un tour"...
Chien n'était jamais allé dehors, en vingt années de vie. Il était aussi effrayé qu'excité, mais il était également très frustré : elle voulait qu'il marche. Sur deux pattes. Et Chien n'y arrivait pas. Ses jambes étaient difficilement contrôlables et chaque pas qu'il faisait menacer de le faire tomber, rendant sa démarche plus qu'étrange. Mais il devait pourtant bien sortir...
Sa mère se résolut à l'aider, le soutenant jusqu'au cirque. Là-bas, elle le présenta à un homme, un homme impressionnant, un homme qui effrayait "Chien" par sa prestance. Pour la première fois de sa vie, "Chien" tint un stylo entre ses doigts malhabiles, un bien étrange objet. Sa main tenue par celle de sa mère, il le fit glisser sur le papier, traçant une vague croix. Puis il obéit sagement à sa mère quand celle-ci lui ordonna de s'asseoir, l'observant s'éloigner avec inquiétude. Il ne comprit pas qu'elle partait définitivement, qu'elle l'abandonnait ici et qu'il ne retrouverait jamais sa maison, sa petite pièce noire. Mais l'homme déclara qu'il allait s'occuper de lui, lui donnant même un nouveau nom : il n'était plus "Chien". "Chien" était désormais Mowgli.