"Excusez mon intérêt, mais les étrangers sont encore rares, par ici..."

Cette phrase, la jeune Chinoise l'aura souvent entendue. Elle y répondait en général par un simple acquiescement, sans donner les informations implicitement demandées, comme pour dire à ses interlocuteurs de se mêler de ce qui les regarde. Mais si elle se trouve d'humeur à faire des confidences, vous pourrez l'amener à vous révéler d'où elle vient.

Jieshi San est née à Pékin le 30 Novembre 1905 - année du Serpent - d'une riche famille proche de la famille impériale. Sa mère mourut cependant en la mettant au monde. Veuf, son père put prétendre au titre de mandarin Jinshi, terme déterminant le degré de son poste, et ainsi entrer concrètement au service de l'Empire de la dynastie Qing. Durant sa petite enfance, San ne manqua de rien, sauf peut être de la présence de parents aimants, car son père confia rapidement son éducation à des nourrices ou à des précepteurs, sa fonction lui demandant un temps considérable.

Cette époque ne dura cependant pas. Le début du XXème siècle était déjà mouvementé en Chine, de part les tensions causés par la domination occidentale sur le pays, et l'émergence de nationalismes remettant en cause le régime impérial. L'empereur Puyi dut abdiquer en 1912, alors que Sun Yat Sen proclamait la République de Chine.

Par crainte de représailles de la part des républicains sur les familles proches de l'empereur, le père de San décida d'accompagner une partie de la famille dans sa fuite hors du pays. A 7 ans, San traversa les frontières de l'Inde. La famille y élut domicile provisoire à contrecœur, espérant un retour de l'empereur.

Les familles nobles exilées hors de Chine ne furent pas reçues en Inde avec les honneurs propres à leur rang : le pays était encore aux mains des britanniques, et le renoncement à une vie plus que confortable fut sans doute difficile pour la petite fille qu'était San, encore inconsciente de la complexité de la situation. Des quelques années vécues en Inde, elle garde des souvenirs assez vagues : cette période est marquée pour elle par la forme d'autarcie dans laquelle la petite communauté de familles chinoises exilées vivaient. Le groupe s'était établi en pleine campagne et vivait de son propre travail dans une sorte de routine qui s'était petit à petit instaurée. San bénéficiait de beaucoup de moments de liberté ; c'est sans doute à ce moment là qu'elle prit les habitudes qui lui resteraient pour le restant de ces jours : l'habitude de la survie, de l'intuition... et du vol.

Voyant que la situation devenait sans espoir d'un retour de l'empereur en Chine, et dans l'espoir de garantir à sa fille une vie meilleure, le père de San décida d'utiliser une partie de la somme considérable d'argent et de biens qui lui restaient malgré leur fuite du pays, et qu'il gardait en cas de retour, pour envoyer San en Europe. Du nom de Wong Nei Bai, l'ancien mandarin s'entendait souvent appeler "Jinshi Bai", en souvenir de son titre auprès de l'empereur. C'est de ce nom, écorché volontairement par la jeune fille pour masquer la fonction de son père, que San hérita le sien.

L'Inde étant encore sous le contrôle britannique, il n'était pas difficile, avec un peu d'argent, de se rendre en Angleterre. C'est le parti que le père de San prit pour sa fille, qui, à 14 ans, partit vers l'Europe, accompagnant un transport de marchandises. La Première Guerre mondiale venait de se terminer.

La jeune fille découvrit un monde entièrement nouveau. Son père, grâce à des liens qu'il avait tissé avec une partie lointaine de la famille déjà partie en Europe, avait pu lui garantir un accueil, et une place en tant qu'employée dans un hôtel assez prestigieux. San n'y resta pas plus de trois ans : sa tendance à la cleptomanie l'emporta rapidement sur son envie d'intégration au sein du pays... Elle haïssait instinctivement les clients de l'hôtel, riches occidentaux dont on lui avait dit tant de mal, et ne pouvait résister à l'envie de s'en prendre à eux.

La famille éloignée qui lui avait permis cette opportunité lui tourna le dos et elle se retrouva seule dans un pays qu'elle connaissait encore mal, et dont elle commençait à peine à maîtriser la langue, sans savoir l'écrire. Le vol devint dans un premier temps son gagne-pain : de longues périodes d'errance à travers le pays alternèrent avec les emplois courts qu'elle réussissait parfois, par chance, à trouver. Elle crut aux flatteries d'un riche anglais qui, après quelques mois passés avec elle, s'en lassa et la renvoya sans aucune considération ; elle travailla un temps dans une maison close clandestine, où, n'étant pas assez aimables envers ses clients, elle ne resta encore pas longtemps ; elle passa également plusieurs périodes en prison pour les vols qu'elle pratiquait sur les marchés.

Chaque obstacle qu'elle rencontrait n'était pas étranger à son tempérament, et, tout en ayant conscience de ne pouvoir s'en prendre qu'à elle même, San ne changeait pas. Elle semblait même apprécier son errance de Charybde en Scylla... par une sorte de profond masochisme, mais surtout par amour de la liberté, San n'aurait échangé la vie qu'elle menait pour aucune autre.

Il vint finalement un moment où elle rencontra un obstacle plus sérieux que d'ordinaire. Alors qu'elle courrait, serrant la bourse pleine d'or du bourgeois anglais à qui elle l'avait dérobé, poursuivie par une horde de citoyens en colère qui ne demandaient qu'à la livrer à la police, la jeune femme, arrivée à une impasse, tenta d'escalader une façade. Elle en tomba et chuta de plusieurs mètres. Puis, ce fut l'obscurité.

Elle se réveilla libre... en apparence. Par libre, entendons sans aucun lien l'empêchant de se mouvoir. Pendant le mois passé en convalescence dans une petite roulotte, on lui présenta le singulier lieu où elle avait atterri. Il s'agissait, en toute vraisemblance, d'un cirque... On passa de longs moments à lui en apprendre les règles et les coutumes, tout en se renseignant sur son passé. Elle avait d'abord pris cela pour de simples bonnes intentions et s'était sentie infiniment reconnaissante du secours qu'on lui avait apporté.

Quand elle put à nouveau marcher, elle fit sobrement remercier le maître des lieux, annonçant son prochain départ. Elle ne reçut aucune réponse et partit. Pourtant, une fois engagée dans Londres, elle marcha sans vraiment reconnaître les lieux. Apercevant un lieu dont l'animation tranchait avec le calme étrange de la ville, elle s'en était approchée... pour s'apercevoir qu'il s'agissait du même cirque qu'elle venait de quitter !

Chaque expérience de ce type eut le même résultat. San prit peu à peu sa place au sein du Dark Circus. Tout du moins, on la lui donna de force, utilisant ses talents en subtilisation d'objets, en danse. Avaler des sabres ? Un simple trucage qu'elle ne tarda pas à apprendre. San a, pour le moment, lié très peu de relations au sein du cirque. La jeune femme ne perd pas de vue l'espoir de s'en évader. Jieshi San tient encore à sa liberté...