L'Afrique. Un pays bien différent que celui dans lequel Anaya se trouve aujourd'hui. Difficile à dire si c'est le regret qui la ronge ou le peu de raison qu'elle détient qui la pousse à se rendre compte que l'univers dans lequel elle vit n'est qu'à moitié sain. Cependant, il n'y a qu'ici qu'elle se sent bien. Après tout, elle exerce l'activité dont elle a toujours rêvé, dans laquelle elle s'est construite.

Et oui, bien qu'elle soit d'une famille originaire d'Islande, c'est en Afrique qu'elle a vu le jour. Son père, fasciné par l'univers du cirque, par le domptage plus exactement, prit  la décision d'entamer une nouvelle vie sur le continent qui l'avait toujours appelé, comme il avait l'habitude de le dire. Le climat rude de l'Islande avait conduit cet homme dans les montagnes afin de s'occuper de troupeaux de moutons, ressource très importante pour les habitants. A lui seul, il détenait et dirigeait chaque jour des centaines de bêtes. Lassé de cette vie mais surtout rêveur, il laissait vagabonder son esprit dans les livres. Ouvrages pour la plupart axés sur l'Afrique, la savane et autres richesses dont disposait ce continent bien trop exploité. Le niveau de vie en Islande n'était pas bien élevé, les sous étaient comptés et les repas rationnés. Ils n'étaient que deux, dans une petite maison bien chauffée mais déjà la misère se ressentait. Alors, lorsqu'Anaya décidé de pointer le bout de son nez, Bergrún ne pouvait envisager de laisser sa petite fille grandir dans de telles conditions. Bien sûr, il aurait tout autant été bon père mais sa fierté le poussait à prendre des décisions radicales. Le périple serait long et épuisant mais il le fallait, pour sa famille. Sa destination ? L'Afrique bien sûr. Avec les économies dont il disposait, il se destinait à une vie de roi là-bas ! On se nourrissait pour pas cher, on vivait de ses cultures et au moins, le froid ne venait pas tout détruire en un rien de temps. C'était ce qu'il pensait, ce qu'il avait lu et il y croyait dur comme fer.

Anaya était encore un nourrisson lorsqu'elle arriva au Kenya. Elle grandit donc sans jamais connaître son pays natal. Elle entendait souvent des histoires à propos de ce pays, des anecdotes que son père lui contait, le soir, face aux magnifiques couchers de soleil que leur offrait leur terre d'accueil. Elle ne voulait pas y retourner, il faisait très froid là-bas et Nana n'aimait pas le froid. Brr. Elle ne connut pas la neige, le gel, elle ne vit jamais les fleurs mourir sous une couche de verglas lancinant. Elle ne connaissait que la chaleur bienveillante d'une terre sèche, elle ne connaissait que les couleurs des rochers, tout n'était qu'or autour d'elle. Et pourtant, si petite déjà, elle se sentait si sombre à l'intérieur.

Scolarisée à domicile, elle bénéficia d'une grande liberté de mouvements. Elle avait du temps pour apprendre, découvrir, jouer, rêver... Ce qu'elle préférait, c'était se promener. En se promenant à travers les hautes herbes, en grimpant aux arbres, en sautant sur des lianes, on découvrait beaucoup de choses. On découvrait les animaux, surtout. Des espèces qui, pour elle, étaient de vrais animaux de compagnie. Elle ne connaissait que très faiblement les chiens ou les chats. Il n'y en avait pas beaucoup dans les parages. Enfin... Il y avait bien ces gros chats là... Les lions et les tigres. Elle les aimait bien. Ils étaient beaux et elle se sentait en sécurité auprès d'eux. Ils ne lui faisaient jamais de mal. Elle était parvenue, avec son feeling naturel, à tisser une relation particulière avec cette population sauvage et dangereuse (dans l'esprit des gens seulement). Elle connaissait les dangers, elle avait pu observer, durant des heures entières, des années entières, ces êtres agir. Elle connaissait leurs comportements, elle reconnaissait un avertissement. Elle ne dépassait jamais les limites de l'animal et elle ne le laissait jamais dépasser les siennes. Elle grandit auprès des félins mais une fois devenue adolescente, vers ses treize ans environ, elle se sentit naître une fascination pour un animal bien plus imposant que le tigre : l'éléphant. Eux aussi partageaient le quotidien d'Ana. Ils étaient là depuis toujours, elle avait attribué un nom à chacun des éléphants présents près de sa maison, elle les reconnaissait et elle voyait en eux une source d'apaisement. C'est lorsqu'elle assista à la naissance d'un petit éléphanteau qu'elle comprit à quoi elle vouerait son existence. Saskia, la mère de ce petit, fit une chose que probablement peu d'animaux laissent faire à l'humain. Elle connaissait Anaya depuis que cette dernière était un bébé, elle l'avait accueillie comme un membre de sa famille et bien que tout cela semblait normal pour Ana', elle n'en prit conscience que des années plus tard. Saskia donc, de sa trompe, approcha la jeune fille du nouveau nez. Dans un silence de mort, Ana l'observa se mouvoir dans l'espace, découvrir le monde, découvrir sa maman pour la première fois. Elle eut, à ce moment précis, l'intime sentiment que Saskia lui confiait la responsabilité de ce petit. Et pour commencer, il s'appellerait Sabar. (Patience en Javanais)

C'est avec Sabar qu'elle fit ses premiers pas de dompteuse. En fait, elle n'aimait pas ce terme. Elle avait simplement grandi avec lui, elle lui avait enseigné de tours et ils entretenaient une relation profonde et sincère. Il ne s'agissait en rien d'ordre donnés ou d’époustoufler la galerie en lui faisant fumer une cigarette. Anaya accordait une confiance totale à Sabar, rien ne prédisait qu'aucun accident ne surviendrait, il restait un animal sauvage après tout... Saskia veillait au grain. Son âge restait inconnu mais l'on pouvait remarquer à son regard qu'elle arrivait lentement en fin de vie. Anaya aurait donc la totale responsabilité de Sabar. Elle redoutait ce moment. Comment cela se passait-il lors de la mort d'un doyen ? Leurs enfants ressentaient-ils la douleur ? Sabar accepterait-il encore la présence de la dompteuse auprès de lui ?  

Les semaines suivantes furent les plus douloureuses pour Anaya. En effet, son père se fit piquer par une plante venimeuse dont il ne connaissait pas l'existence, aussi absurde que cela puisse paraître. Son état se dégrada rapidement et il succomba à la faucheuse. Avant de s'en aller, il destina ses dernières forces à son unique fille : Vis tes rêves, lui dit-il. Ana' comprenait ce qu'il entendait par ces ultimes paroles. Il n'avait pas eu la chance de vivre les siens comme il le désirait. Il lui avait transmis ses passions : le crique, les animaux, les tours, le voyage... Elle avait eu plus de chance que lui, elle avait tissé ce lien si particulier avec les bêtes, bénéficié d'une éducation, de savoirs. Elle avait lu, énormément lu, ce qui lui valait une grande culture générale et des connaissances précises de son domaine : le domptage. Elle lui avait fait vivre, à travers sa personne, les plus belles pratiques du monde. Les plus magiques, les plus chimériques. Elle se devait de poursuivre sur cette lancée, elle se devait de le rendre encore plus fier. Dans la foulée, Saskia rejoint l'au-delà, elle aussi. Anaya le comprit le jour où elle ne la vit pas auprès de Sabar. Elle s'en était allée, tout simplement. Laissant tout derrière elle. Elle était morte seule et Anaya le supportait mal. La jeune femme avait fini par trouver sa dépouille, parmi des tas d'ossements. Ce n'était donc pas une légende, le cimetière des éléphants était bien réel. Saskia n'avait pas dérogé à la règle, elle s'était éteinte parmi les siens. Sabar resta fidèle à Anaya et ne la quitta plus depuis ce jour.

Il lui fallait à présent penser à son avenir, envisager quelque chose. Elle était bien déterminée à suivre la voie qu'elle s'était fixée. Elle voulait faire partie d'un grand cirque. Elle voulait entrer dans cette vaste famille itinérante, montrer son talent, le partager avec la foule, avec ses collègues. Elle ne rêvait que d'une chose : vivre dans cet univers bien particulier quoiqu'un peu étrange. Étrange... Ca lui collait bien à la peau. Elle ne s'était jamais sentie comme le autres. Elle n'avait eu que peu de contacts humains. D'enfant à adulte, elle s'était contentée de côtoyer sa famille et les peuples voisins. Des tribus africaines lui ayant enseigné l'ensemble de ses savoirs et de ses savoirs-être. Comment était-ce de vivre dans la foule ? Comment gérait-on le regard de centaines de personnes ? Ces idées l'horrifiaient. Mais elle ne devaient pas laisser ses démons l'envahir et prendre le contrôle de sa vie. Souvent, quand la raison prenait le dessus, elle se sentait différente, elle se demandait si elle était comme les autres, si elle n'était pas folle ? Cette attirance pour la noirceur, le risque, le glauque... ? Et pourtant, elle sentait qu'en appartenant à la communauté du cirque, elle rencontrerait des gens comme elle, qui la comprendraient. Elle se sentirait chez elle.

Elle eut connaissance du Dark Circus et fut immédiatement fascinée par cette troupe. Visiblement populaire, c'était pour elle l'occasion rêvée. Ils recrutaient encore. Le problème ? Elle devait se rendre  à Londres pour espérer être embauchée. Cela signifiait qu'elle devait tout quitter et trouver un moyen d'emmener Sabar. Le retirer de son environnement, l'éloigner de ses frères, le vouer à une vie d'enfermement, de bruits... S'il ne le supportait pas ? S'il se laissait mourir ? Elle n'avait pas le choix, elle se devait de tenter sa chance !

Aujour'hui, Anaya et Sabar font partie du Dark Circus. Leur numéro est apprécié du public et Sabar est très bien adapté à toute cette agitation. Ana sait s'y prendre avec lui, elle le connait et surtout, elle l'écoute. Contrairement à ce que vous pouvez penser, son entrée au cirque ne fut pas si simple. Elle dut faire ses preuves à maintes reprises. Détenir un éléphant était une lourde charge, pleine de responsabilités. Pleine de dangers aussi. Pour elle, pour Sabar, pour le public... Mais finalement, après trois courtes représentations, l'accueil des spectateurs fut si faste qu'il était devenu naturel, logique qu'elle se joigne à l'équipe, pour son plus grand bonheur.