Mon père est mort sur la place du Palais d'Hiver de la belle Saint-Pétersbourg, ce fameux dimanche de janvier 1905. Un Dimanche qui est rouge de son sang et de celui de beaucoup d'autres. Je ne dirai pas que cela m'a marqué pour ma vie ; en fait, je n'en ai rien vu. Je n'étais pas là, je n'ai pas entendu les cris, les balles et la mort. J'ai simplement vu ma mère prise d'une folie terrible, qui accourrait en tous sens et jetait sur les lits nos nippes et nos sacs en cuir. Elle me disait qu'on partirait, qu'on partirait le temps que la Révolution se fasse, et qu'on reviendrait quand les champs seront dorés, et les gens heureux, une faucille dans une main et un marteau dans l'autre.

Elle a crevé avant d'atteindre l'Angleterre, mais il faut dire qu'elle a pas loupé grand-chose. Le temps que Lénine arrive au pouvoir, j'avais fait mes quartiers dans le cœur industriel de l'Europe de l'Ouest. Pas un carnet en lettres dorées, non ; mais un carnet où l'on gribouille rapidement un plan de ghetto, où l'on note à la volée le cours du marché noir, où l'on échange des pseudonymes et où le soir, soigneusement, on essuie les gouttes de sang sur le papier jauni. Ce réseau, c'était ma richesse, la seule, alors je n'ai jamais pensé à retourner en Russie. Pour y trouver quoi ? Ma vie était à Londres, et que je meurs les poumons brûlés si cela ne plaisait pas à Dieu.  

J'ai vu la Grande Guerre passer, et la Grande Guerre a fait gonfler, gonfler le marché noir. Je pouvais pas m'en plaindre, et puis de toutes façons, je n'avais rien d'à-peu-près précieux que les bombes puissent avaler. En fait, je me suis même fait pas mal d'argent à l'époque. Je dois dire que c'est bien la Guerre qui a donné le coup de pouce dont mon commerce et ma réputation avaient besoin.

Je sais pas vraiment comment j'en suis venu à vendre de l'humain. Enfin si, en fait, c'est arrivé au moment de la mort de Teddy Stadler, mon compagnon de galère. Un gars venu d'Ecosse avec pas une livre en poche. Moi, à l'époque, je faisais dans l'information. J'avais un certain don pour être au courant de tout, et ma gueule d'ange à l'époque amenait les langues à se délier plus facilement – dans tous les sens du terme. Mais je ne pouvais encore qu'espionner et transmettre des messages. Alors l'Ecossais m'a appris à lire, écrire et compter. Une manne d'or quand on a pas eu accès à l'éducation ; et un atout de choix dans l'univers sans pitié du commerce clandestin. J'ai pu intercepter des lettres, communiquer avec des informateurs, me constituer un réseau. En 1916, Teddy a été écrasé par une voiture. Les chevaux lui ont brisé les côtes, et les roues ont fini de disloquer le reste. Comme rien ne se perd, je suis allé dans la planque de Stadler pour récupérer son fonds de commerce. Et c'est là que j'ai vu qu'il faisait dans le trafic d'humains. Et que ça rapportait beaucoup, beaucoup d'argent.

Par ailleurs, je continuais  à étendre mon réseau d'informations. A 20 ans passés, je voyais qu'en peu d'artifices je pouvais me faire passer pour une femme et je ne m'en privais pas. Il y a tant de précieuses informations à recueillir des confessions intimes de l'amant à sa maîtresse. Je me rapprochai des réseaux de proxénètes, qui me fournissaient en marchandises. Dis comme ça, ça fait un peu immonde, mais moi je ne m'occupais que de logistique. Je ne voyais jamais les gens que je vendais, et la plupart du temps il s'agissait de prostituées. J'avais souvent, aussi, des jeunes enfants, et plus rarement des esclaves.

En 1929, j'ai reçu une offre pour le moins particulière. On m'avait refilé une albinos à vendre, le genre qui plaît bien dans les maisons closes. Les propositions de prix se succédaient les unes après les autres, toujours plus élevées, jusqu'à ce que je reçus un prix qui décuplait tous les pronostics. J'embarquai sans hésiter la fille dans le premier train. L'acquéreur, qui prit soin de me contacter de façon plus développée, me précisa que c'était pour une troupe de cirque, et que si j'avais l'occasion de mettre la main sur des spécimens susceptibles de l'intéresser, que je n'hésite pas à le contacter de nouveau. Ce que je fis plusieurs fois au cours des mois suivants, et ces transactions furent toujours particulièrement juteuses.

Et puis en octobre 1929, la crise économique m'a frappé de plein fouet. Cela peut paraître étonnant. En temps de grandes crises morales et matérielles, la moisson est toujours meilleure pour le marché noir. C'est un monstre de l'ombre qui s'enfle des douleurs du peuple et des faiblesses de Dame Justice. Mais comme elle, le malheur frappe aveuglement, et cette année, il choisit de me mettre à bas, avec toute la hargne et l'acharnement qui accablent ceux qui ont joué trop longtemps de leur bonne fortune. En moins de temps qu'il en faut pour le dire, j'étais ruiné. J'ai rejoint dans les rues suintantes les foules dévorées la faim, les foules mises à mort par le capitalisme, les foules que Wall Street avait entraînées dans sa chute.

Bien sûr, plus aucune de mes anciennes connaissances ne voulait me reconnaître. Alors pour grappiller quelques miettes rassies au fond d'un sac, quelques gouttes de mauvais alcool au fond d'une jarre, et à l'occasion la chaleur moite d'une catin au rabais, j'ai piqué le flingue d'un mec. Et j'ai commencé à tuer pour quelques pièces. Mon accent russe me donnait un certain charisme. J'étais discret ; les balles claquaient, les pièces sonnaient. Ça a pas duré très longtemps. En novembre 1930, cette chienne qui se fait appeler la justice m'a mis la main dessus. Ça a toujours été comme ça, de toutes façons : on préfère faire disparaître les symptômes, la criminalité, les meurtres et la contrebande, plutôt que d'attaquer le mal à la racine. Tendre la main au peuple pour le faire sortir de la pauvreté, c'est toujours trop difficile, car il faut mettre un genou dans la boue et sa dignité dans le purin.

A l'époque je n'avais plus de foi et encore moins de loi. J'avais compris la belle hypocrisie que cachent la Common Law et tous ses suppôts. Qu'ils me pendent bien court, ces salopards, et je leur cracherai dessus du haut de mon perchoir.

Mais ce n'est pas comme cela que cela s'est passé. Quelques jours après mon arrestation, je sentis que quelque chose se passait, qu'un caillou s'était glissé dans la machine infernale de l'appareil policier londonien. Je sentais les jeux se faire en coulisses, et moi je ne comprenais pas : au dehors, je n'avais plus d'alliés. Tous avaient pris la poudre d'escampette quand ils m'avaient vu sombrer dans le fossé de la misère ; tous avaient eu peur que je leur attrape la cheville et que je les y emmène avec moi. Alors qui ?

Un soir, deux agents de forte carrure m'ont jeté dehors dans la pluie et la boue, et fait signe de dégager. Dès la sortie, un type est venu me voir. Il m'a dit que mon casier judiciaire avait été effacé, disparu, envolé. J'ai compris que j'avais troqué ma prison de fer pour une servitude d'un autre genre. Cet homme, contre toutes attentes, bossait pour un cirque, et me dit avoir entendu parler des qualités de « the Watcher », le trafiquant d'informations de East End, qui était silencieux comme la mort depuis le krach boursier. De cette disparition, il était très contrarié, car il aurait souhaité qu'un type pareil prennent ses quartiers au sein du cirque pour devenir les yeux et les oreilles de son patron, un type qui se faisait appeler Maître Todd.

C'est ainsi que j'intégrai le Dark Circus.

Je compris quelques temps plus tard que ce recrutement n'avait pas été fait sur la base du hasard. Les achats étranges du début de l'année 1929, c'était bien par le Dark Circus qu'ils avaient été faits. Aussi trouvai-je sur place des noms déjà connus, des noms pour lesquels je disposais déjà de dossiers plus ou moins fournis. J'ai commencé comme assistant du régisseur, pour me donner un peu d'expérience, comme je n'en avais aucune dans le domaine du spectacle. Il me fallait bien une couverture pour enquêter sur les mœurs et secrets des artistes du cirque. J'étais peu payé, mais délesté de mon casier judiciaire, j'étais plus libre et léger que l'air. Je me sentais puissant, et en dépit de mes traits féminins, je me sentais l'aura que les truands calmes portent avec eux. On s'interrogeait sur cet étranger qui n'avait peur de rien, qui osait tout, qui ne s'énervait jamais, et qui en savait déjà tant sur tant de monde alors même qu'on ne savait rien sur lui. A chaque fois que cela était nécessaire, je rédigeais un rapport qui devait remonter jusqu'à Maître Todd.

En quelques années, je devins régisseur, m'assurant une place de choix dans la vie de la communauté. Ce boulot me plaisait. J'avais l'oeil partout, je suivais toutes les intrigues, j'étais dans une réduction de East End, mais en plus bariolé, en plus bruyant, et en tout aussi délicieusement glauque. Mon réseau était plus dense, et cette fois, je pouvais jouer de charisme et de confiance. Mon crédo, c'était de se mettre tout le monde dans la poche, tout en laissant planer la menace tacite de celui qui a les pouvoirs de vous faire tomber. La police bienveillante, en fait. J’exècre la loi ; mais la discipline du Dark Circus est la chose la plus importante à mes yeux.

En octobre 1933, lors d'un spectacle, une nouvelle arrivante fit une apparition surprise, surprise également pour tous les artistes. Elle se fit appeler Lady S. et promit au public de revenir quelques fois dans le mois. Elle parlait très peu, très mal l'anglais, avec un accent d'Europe de l'Est à couper au couteau, mais de toutes façons elle jouait la diva amazone. Comme on ne la voyait jamais ou presque sur le campement, en dehors du spectacle, on s'interrogeait. Je révélai qu'il s'agissait de ma sœur, Ioulia Vassiliev, et qu'elle souffrait de troubles de la personnalité, et qu'ainsi il valait mieux la garder à l'écart.

C'est que pendant toutes ces années je n'ai jamais cessé de savoir comment prendre les charmes d'une femme et mimer leurs délicieuses manières. Pourquoi me faisais-je passer pour ma soi-disant sœur, au lieu de révéler que cette Lady S., c'était moi ? D'une part car je souhaitais conserver mon charisme et mon aura de sérieux et d'autorité. D'autre part,  car ainsi, je pouvais tester la propension au vice des artistes. Ioulia était si mystique, qu'avec elle on basculait facilement du côté de l'interdit. Et je l'ai déjà dit, il est de certaines choses que l'on chuchote seulement dans les boucles soyeuses d'une dame parfumée.

Je sais que c'est un secret qui pourrait me coûter mon poste, s'il parvenait à quelqu'un d'autre que Maître Todd. Mais je sais également que j'ai, dans ma boite de Pandore, de nombreux autres secrets qui pourraient causer la perte de beaucoup d'entre nous, et que mes yeux bienveillants seront ceux de Méduse si c'est là la volonté de Maître Todd.