♫«Bonjour, je m'appelle Nara et je suis possédée par un démon!
- Hihi! Nara, ce que tu es coquine. On ne dit pas ce genre de choses!»
Les quelques enfants assis en indien dans l'herbe le regardèrent avec l'haleine du doute dans la gueule. À se demander s'ils avaient bien fait de venir écouter le spectacle de ce marionnettiste. Sa voix grave dévoilait son sexe sans mal, malgré la somptueuse robe et la perruque de mille et une mèches qu'il tenait sur son crâne. Nous n'aurions pu le deviner sous cette tonne de maquillage qui lui faisait des yeux de princesses perturbants. Personne n'avait vu autant de maquillage, sinon de clown, sur le visage d'une femme. Et encore moins d'une femme portant le pénis. Le petit esprit jeune et vif des enfants ne s'arrêta pas sur la question de masculinité, pourtant. Non : c'était plus la première phrase du récit qui leur donnait cette question à la tête : était-ce un bon moment pour aller retrouver maman dans la foule?
«Oui, oui! continua la petite poupée japonaise traditionnelle en gesticulant des bras sur les genoux de sa maîtresse. Je suis possédée par un démon! Celui de la vengeance sanglante!»
Les enfants déglutirent, et ne surent bouger leurs fesses bien cloîtrées devant un travail de ventriloque trop bien exécuté. Nara ne pouvait pas
réellement parler.
Nara avait été conçue par un artisan de Hiraya, un village de la préfecture de Nagano. Elle avait été répertoriée comme étant sa dernière oeuvre puisque nous l'avions retrouvé mort, baignant dans son sang, après s'être lui-même crevé les yeux avec un couteau à poisson. Nara a ensuite été vendue en brocante à Saske Kao, qui le donna à sa femme comme porte-bonheur lors de sa dernière grossesse. Elle rendit l'âme à l'accouchement, et ainsi légua son cadeau à Matsuda, son dernier fils sur une ligné de quatre garçons. Nara ne se sépara de Matsuda dès lors. Nous étions en 1918 à l'époque.
«Dis-moi, belle Nara, que s'est-il passé pour que tu veuilles te venger? demanda Koketto sans se départir du plus radieux des sourires.
-On m'a volé ma jeunesse!
-Oh! C'est bien méchant, tout cela. Comment est-ce possible de «voler une jeunesse», Nara?
-Et bien on m'a fait beaucoup de mal, beaucoup beaucoup, et maintenant mon enfance n'est plus que de penser à ce mal tellement il est grand!
-Oh lala! Quel mal est assez grand qu'on en soit capable de s'en départir de souvenirs et de pensées?
-Le viol, et le battage.
-Oh... Pauvre petit Nara!» enchaîna Matsuda en regardant les enfants qui n'en croyaient simplement plus leurs oreilles.
Il aurait été mieux qu'ils partent à l'instant retrouver leur papa. C'est tous ce qu'ils se prononcèrent sans un son entre leurs tympans qui saignaient imaginaires. Mais... On aurait dit que Nara les regardait!! Pourtant, elle fixait le vide, plus tôt... Non. Non, maintenant, elle les regardait. Ils frissonnèrent, jeunes et plus jeunes, tous, dans la surprise.
Ils auraient été adultes ou vieillards que ça en aurait rien changé. Nara n'avait rien de rassurant, et nous faire demander si on hallucinait ou qu'elle nous fixait subitement était son plus grand talent.
C'est pourquoi, tout naturellement, Matsuda se lia d'amitié très vite avec Nara. Il sentait qu'elle le fixait dans le blanc des yeux lorsqu'il se confiait à elle. Il lui avait parlé de Ayahito, son frère aîné qui s'amusait à le tabasser. De Sunaiki, un autre de ses frères qui se prenait un plaisir fou à lui faire peur. Du jumeau de Sunaiki, Kunikazu, qui riait de lui constamment. De son oncle qui l'abusa jusqu'à ses douze ans, pour ensuite essentiellement le battre. Et, finalement, de son père qui se foutait éperdument de ses enfants, ou bien assez pour ne pas vouloir entendre une seule de leurs plaintes, prétextant que la douleur forgeait le caractère. Nara eut droit à chacun des détails que le cœur de Matsuda eut à dégueuler sur elle. C'était mignon, aux yeux du gamin.
Et ce gamin le resta toujours un peu, malgré tout. Il n'avait jamais connu autre chose, vraiment, que sa petite maison de campagne, dans un champ de riz éloigné. On le garda emprisonné parce qu'on le détestait. C'était de sa faute si mère était morte. Alors il la remplacerait à faire la corvée et les repas.
Ce qui ne déplaisait pas tout à fait Matsuda qui préférait le travail consciencieux et minutieux au dur travail manuel. Ses frères, son oncle et son père étaient dans les champs, ou en ville à transporter la marchandise avec la mule... Lui, il cuisinait.
Mais le mieux était qu'il allait dans la chambre des maîtres. C'était interdit, bien évidemment, mais il faisait bien attention de ne laisser aucun soupir de son passage. De toute façon, il n'allait rien voler. Simplement, il allait au peignoir de ma mère - intact, toujours préservé par un père esseulé - et il mettait son plus beau kimono. C'était une couleur différente à chaque fois. Et il s'agenouillais devant la commode de la morte et manipulait les pinceaux du blanc à joues ou du rouge à lèvres.
C'était un câlin. C'était rien de moins que le câlin d'une mère qu'il n'avait jamais connu... Mais c'était le plus proche qu'il pouvait ressentir. Et son cœur se bombait, et se bombait de chaleur... Comme si le tissu frais était les bras d'une cadavre vivante en mémoire autour de son abdomen. Le fare à joue était des baisers par milliers. Si délicats qu'ils ne pouvaient venir que d'une mère.
Aucune trace de cette intrusion dans les souvenirs inventés au retour des hommes.
Matsuda continuua ce manège, parfois plus de journées par semaine que d'autres... Et c'est à ses quatorze ans que tout cessa : son père s'était gravement blessé au travail et était retourné à la maison pour panser sa main meurtrie. Et il prit Matsuda en flagrant délie. Le père prit son bras et ses deux jambes sans plaie pour tabasser Matsuda jusqu'à ce qu'il arrête de bouger. Quel déshonneur d'avoir une fiotte comme enfant!
La nuit, lui et l'oncle allèrent mettre son corps au fond d'un fossé autrefois rivière, maintenant asséché. On le laissa pour mort.
Deux heures plus tard, le cadavre qui n'en était pas un se remettait sur ses pieds et marchait droit vers la maison à pas décidés, sous une lune égoïste qui ne partageait aucune lueur d'étoile.
Il pénétra sa demeure, à pas de loup. Il saisit des vêtements, des vivres, beaucoup de yens et Nara, bien évidemment. Puis, dans l'encadré de la porte, il y eut une voix familière.
«Ne t'en vas pas avant de les avoir tués!»C'était la première fois qu'il entendait sa voix. Mais, oui, elle était familière. Il sortit Nara de son sac.
«Je ne peux pas. C'est ma famille. L'honneur qu'il me reste.
- Ils t'ont traité comme un chien toute ta vie, il faut que tu retrouves ton propre honneur! Fais-le, sinon je ne serai plus ton amie tant que tu ne l'aurais pas fait.»
Le jeune japonais saisit un couteau de la cuisine pour égorger son oncle, son père, et chacun de ses frères dans leur sommeil. Seule la mule fut épargnée. Il quitta le Japon dans les vingt-quatre heures en s'achetant un billet pour les pays soviétiques. C'était la première embarcation marine qu'il put trouver. Les gens ne se posèrent pas trop de question car il avait de l'argent et, là-bas, c'était la famine. Matsuda ne resta donc que le temps d'un voyage en train, pour enfin s'arrêter en Pologne. Il pleura des étangs de chagrin, de crainte, de regrets, de tristesse...
«Ne pleure pas, je t'aime.»Peut-être la voix était-elle familière parce qu'il s'agissait de celle de sa mère? Seul sur son banc de train, Matsuda l'adolescent serrait sa poupée.
C'est à l'air pur de Pologne qu'il fit rencontre d'un sympathique Benjamin Russell, anglais natif de Manchester qui était en voyage d'affaire. En fait, l'homme étudiait la sociologie en explorant plusieurs pays et sociétés dans le but d'écrire une thèse. Il prit le japonais sous son aile et lui apprit l'anglais et ses coutumes. En posant d'innombrables questions à Matsuda à propos de sa culture et ses mœurs et en l'obligeant à faire ses courses, aussi. Ce n'était pas tous les jours que l'on avait un japonais gratuit sous la main!
Matsuda atteint l'âge de dix-neufs ans lorsqu'il mit pied à Londres pour la première fois, après avoir gravit les âges en Allemagne, France, Espagne... Son unique sac de voyage ne contenait plus que la brosse à cheveux de sa mère défunte, Nara, et des yens inutilisable. Benjamin insista pour prendre le train jusqu'à Manchester retrouver sa femme et son chien, mais Matsuda voulut visiter Londres. Il convaincue son mentor à rester quelques jours, le temps de visiter les rues, les bibliothèques, musées et... le crique.
C'est dans une première et seule visite que Matsuda sut que ce monde lui appartenait. Si flamboyant, diversifié et coloré... Ou les gens étaient qu'est-ce que bon leur semblait être. C'était décidé : il vivrait dans ce cirque avec Nara.
Benjamin ne se plut pas à l'idée, préférant le conserver comme servant dans sa maison de campagne.
«D'accord... répondit l'asiatique alors que Monsieur Russel allait à sa couche, fermement tenu à sa décision.
- Tu appartiens à ce cirque, donc tu dois faire ce qu'il y a à faire pour aller à ce cirque en toute tranquillité! Je veux habiter dans ce cirque avec toi, sinon je ne t'aime plus.»
Donc Matsuda l'assassinat comme il avait éliminé sa famille, lors du dernier soir réservé à l'hôtel, et prit fuite vers le cirque. Il s'appropria une tente et il conçu un laboratoire de coquille pour sa propre personne. Cette fois, il ne pleura pas. Mais il fut tout de même triste, très fortement.
«-Et c'est comme ça que j'ai tué mon papa parce qu'il avait été méchant! Fin.
-Hihihi! Bravo Nara, bravo!»
Un enfant se mit à pleurer. Les autres, enfin, eurent le courage de se lever et quitter la place.