Le diable lui-même sait citer les Écritures. Et d'une voix caressante.
Joyland, Stephen King
À l'une des extrémités de la place publique, là où les musiques bruyantes du carrousel ne sont qu'échos et où les curieux aiment s'aventurer en quête des phénomènes de foire qu'on appelle les freaks, il y a une petite tante et en dehors, une affiche avec un dessin caricatural de celle qu'on surnomme Dummy Puppet. Si le coeur vous en dit, que vous entrez à l'intérieur, une poupée plus maquillée qu'une putain. Aujourd'hui, il n'y a pas de cordes pour la tenir car ce n'est qu'un kiosque de fortune. Paraît-il que par les temps qui courent, elle n'est pas la plus grande vedette et qu'il fallait céder sa place à des monstres hideux qui se pavanent tels des bêtes ! Plutôt mourir que de se présenter avec ces gens-là, dû moins, selon Eleonore qui n'a toujours pas résolu ses importants problèmes d'ego.
Cependant, il y a tout de même beaucoup de gens qui viennent la voir et autant la poupée aime se dire qu'il vienne la voir pour admirer son indiscutable beauté (hum...), autant elle préférait que les gens la complimentent au lieu de lui dire : Wow... qu’est-ce que c’est que cela ? Toute une bande de nigauds, bien sûr que non elle n'est pas humaine, pardi, c'est une poupée ! Après, il y a des gamines qui lui ont joué dans les cheveux en essayant de la peigner. Inutile d'expliquer à quel point la frustration avait pu atteindre un paroxysme chez Eleonore car, qu'on se le dise, ce n'est pas se faire coiffer qui la dérange mais de se faire mal peigner...
La tante avait beau être de fortune, il y avait tout le matériel pour que la mise en scène soit parfaite. Des lumières, un petit tabouret où elle s'assoit et des jouets pour enfant sont éparpillés un peu partout au sein de la petite scène où la vedette prend place. Qu'on n'y croit ou non, Eleonore a quelques fois l'impression que sa zone de spectacle devient une garderie à force que des gosses viennent s'amuser près d'elle, lui jouer dans les cheveux, lui manipuler les bras ainsi que lui demander de parler de sa toute petite voix. À ça, la cadette Roderich ment à coeur joie en complimentant les petites filles alors qu'elle les trouve soit laide, soit grosse, soit tout bêtement insupportable. Il arrive que, quand des parents irresponsables ne sont pas là, qu'elle leur dise de méchantes choses mais généralement, les enfants victimes de ses méchancetés gratuites partent en pleurant et Maître Todd lui a averti à mainte reprise que ça ne faisait pas partie de son personnage de gentille poupée. Ensuite, évidemment, il y a les parents qui ne veulent pas que leurs progénitures s'approchent trop près de sa personne. Elle fait peur à certaines personnes et on ne peut pas leur en vouloir, après tout, elle a du sang sur les mains. En fond, une légère musique de boîte à musique se déroule et traverse les oreilles de tous les curieux.
« Maman, on peut l'apporter à la maison, s'il te plaît ? »
« C'est vrai que j'aurais peut-être besoin d'une bonne et si en plus elle te plaît tant que ça... »
Le peu de haussements des sourcils que la jeune demoiselle est capable de faire a été réalisé à la seconde où elle a entendu ces mots de la part d'une fille de riche (véritable larve de garce) et son obèse de mère, avec l'autre porc de père qui doit bien aimer se faire les bonnes, même si elles ont un visage paralysé. Tu parles d'un gros dégueulasse qui veut baiser le jouet vivant de sa fille...
« Euh... Hm... Madame la Poupée ? »
La grosse l'interpelle et c'est à ce moment où Eleonore aurait préféré ne plus avoir de cordes vocales du tout pour ne pas avoir à engager la conversation.
« Oui ? »
« Je ne veux pas vous déranger mais... quels sont vos honoraires dans ce cirque ? Nous sommes prêts à vous payer un salaire supplémentaire pour que vous veniez travailler pour nous... Notre petite Wendy vous adore beaucoup et nous cherchons une nouvelle bonne. Vous pourrez gagner beaucoup d'argent avec nous... »
Eleonore se remémore un sombre rêve, où elle voit le corps sans vie de Theresa. Celui-ci gisait par terre, avec la bouche remplie d'un liquide vert et immonde alors que des cadavres d'animaux étripés de toutes sortes l'entouraient. Son rêve n'avait duré que quelques secondes et n'avait été qu'au final qu'une image de ce qu'elle pense être une prémonition divine. Oh, elle a eu envie de vomir dès son réveil (toute cette viande) mais cela ne valait-il pas la peine si c'est pour voir l'objectif de sa vie accomplie ? Dans ce cas, cette vision l'aida à se remettre en tête que sa place est au cirque tant et aussi longtemps que sa sœur respire.
« J'ai signé un contrat, madame. »
« Oh mais vous savez... »
« Il est très rigoureux. »
« Ces choses-là peuvent s'arranger... »
Il est bientôt l'heure pour elle d'arrêter de faire la poupée et elle pourra enfin se lever pour aller manger de la salade bien verte... Et échapper à la famille qui ne lui donnait absolument aucune envie. Seul l'appât du gain, l'idée qu'elle pourrait faire plus d'argent, l'attire mais les billets ne pourront jamais compenser la raison de sa venue. Ironiquement, une ombre entre dans la tante et l'attention d'Eleonore est immédiatement dirigée vers celle-ci. Pas de toute, c'est sa sœur, en chair, en sang et en os...
Je n'avais vraiment aucune importance à porter à cette conversation débile et vide. L'un des deux hommes empestait ardemment, l'autre avait posé une main sur mon épaule. J'allais craqué si ils ne crevaient pas à l'immédiat, maintenant, là, sous mes pieds. J'étais plus qu'inconfortable, et d'ailleurs, ma respiration devenait rauque sous ma gueule bien fermée qui n'attendait que de les mordre. L'homme glissa sa main sur mon vêtement, mollement, pour la retirer et hausser les épaules. J'eus un frisson horrible et le visai de mes yeux de dédains absolu.
- Bon bah... Envoie-la dans la tente avec les autres monstres. Si on a pas trop de spécimen aujourd'hui, au moins elle pourra attirer les gens en faisant... Qu'est-ce que tu fous, toi?
Il m'avais posé la question. Je retournai mon menton drastiquement vers lui en le regardant de mes immenses yeux morts impassible et sans mouvement. J'allais le tuer, en tout cas, s'il continuait. Et d'ailleurs, je ne trouvai l'utilité de répondre à sa question: j'avais cinq quilles qui m'encombraient les mains et je portais un habit de bouffon. S'il ne devinait pas que j'étais jongleuse, je n'allais certainement pas daigner de lui adresser la parole.
Et d'ailleurs, je ne voulais l'adresser à aucun d'eux. Ce n'était pas pour savoir le compte-rendu de leurs artistes disponibles que j'avais accompagné le forain puant chez le forain stupide. Ce n'était pas de mon ordre, ni de ma gestion des choses.
- Elle jongle.
- Okay, okay... On va l'attribuer à la tente des monstres alors...
Il fit un mouvement de la main impossible à comprendre et le puant tourna les talons pour retourner à ses occupations. Moi, je restai immobile. Les deux me toisèrent comme si, enfin, ils saisissaient que j'étais être humaine dans ce dilemme. Ils avait d'énormes yeux. Moi, je ne voyais pas qu'est-ce que je pouvais faire de plus qu'attendre leur ordre. Il y eut un silence, puis:
- Et bin t'attends quoi? Va à la tente des monstres!
Je le regardai, sans broncher. Le stupide avait demander au puant qu'il m'attribue la tente des monstres. Ça, j'avais comprit. Hors, il ne me l'avait pas encore attribuée. Maintenant, peut-être que si. Enfin, c'est ce que je compris de son ton sec qui sortait tout droit de son groin de porc. C'était comme un ordre. Alors j'allais exécuter. Puis je pris marche vers la tente des monstres.
Trop de débilités et de laideurs dans ce monde, à m'en lasser comme bien trop facilement. Par chance qu'il y avait autre chose que les humains inférieurs, dans la vie. Sinon j'aurais cessé d'interagir avec les gens du cirque depuis très longtemps. C'est simple à faire, cesser de répondre et d'écouter pour ne plus avoir à être présent dans le monde que l'on vit. Je l'ai fait une fois, pendant ma psychiatrie. Pendant 5 ans.
J'arrivai à la tente en question que je connaissais très bien pour avoir mémorisé le terrain du cirque par cœur dès mon arrivée en jetant un coup d'œil à la carte du site. Je me mis à l'entrée et commençai à jongler, comme on me l'avait dit. C'était rien de bien compliqué, que de jongler. Simplement une question de secondes et de rapport de poids. On y arrive très bien dès qu'on sait calculé et qu'on est pas le moindrement attardé mental.
J'avais jonglé pour seize minutes toutes rondes quand j'entendis une voix de l'intérieur de la tente. « Maman, on peut l'apporter à la maison, s'il te plaît ? » C'était la voix d'un enfant sans aucun doute, c'était très aiguë et siffleuse. Tiens, j'ignorais totalement qu'on vendait des choses dans la tente. Je décidai d'aller voir ce dont il était question. Je tassai le rideau et pénétrai.
« C'est vrai que j'aurais peut-être besoin d'une bonne et si en plus elle te plaît tant que ça... » Et là, je vis l'une des plus belles choses que l'on puisse apercevoir. Si magnifique que je cessai de penser vraiment aux autres choses et dirigeai mes pensées, ainsi que mes pas, vers elle.
C'était une jeune fille qui avait des traits remarquablement exquis. Qui était immobile. Impassible. Qui ne bougeait pas. Sa peau semblait à porcelaine, si bien que j'avais envie d'y toucher. Ses cheveux, on aurait dit qu'on les avait posé sur sa tête, comme si on l'avait soigneusement habillé par des mains de grandes personnes. Son maquillage ne débordait aucunement. Il était peint sur la toile de son visage, si vide et muet de toutes émotions... C'était magnifique à voir, avec de grands yeux qu'on aurait dit fixer à leur plâtre pour l'éternité, ouvert sur le turquoise de ses yeux dont le bleu des miens ne pouvait se lasser. Mes globes scrutaient les siens. Un cadavre qui n'a jamais ressentit de son vivant, on aurait dit. « Euh... Hm... Madame la Poupée ? » C'était une vraie poupée, une vraie, que l'on se doit de traiter merveilleusement bien et de gâter pour ne pas qu'elle perde sa beauté. Si douce, si silencieuse, si stoïque...
- Oui?
Je m'arrêtai dans ma démarche vers elle. Elle parlait! J'eus une pensée pour le Seigneur, comme s'il m'avait apporté un miracle. La poupée parfaite parlait de sa petite voix de lait. Ce n'était pas joli. Pas adorable ou mignon. C'était beau. Tout à fait beau.
Je ne crois pas qu'elle m'avait vu. Ni comme la fillette et la mère. J'étais encore un peu à l'écart. De toute façon, je ne désirais pas me rapprocher des deux clientes. Je continuais de regarder la poupée, alors que la mère et elle discutaient. Je pourrais la prendre, la garder avec moi et la contempler toutes les journées qui soient. Je pourrais brosser ses cheveux et toucher les os de ses mains sans qu'elle ne bouge. Et nous pourrions passer des heures ensemble, dans le plus total des silences, à ne partager qu'un regard profond et vitreux. « Ces choses-là peuvent s'arranger... »
Évidemment que j'avais gardé une oreille sur la conversation. Comme sur celle de deux hommes un peu plus loin derrière nous. Mais ce dialogue me fit tinter de l'œil. Je tournai mon regard vers la mère qui s'arrangeait pour payer je ne sais quelle somme pour avoir la poupée. Alors je dis qu'est-ce que j'avais déjà entendu quelque part, sur le même ton et la même gamme de syllabe.
- Ne soyez pas stupide madame.
La mère et l'enfant tournèrent leurs yeux vers moi. « Je vous demande p... » elle dit. Sûrement voulait-elle dire « Je vous demande pardon » mais je ne lui laissai pas le temps de finir. Je n'avais pas besoin de l'écouter pour savoir qu'elle était débile de toute façon.
- C'est un contrat écrit madame on ne peut pas déroger à un contrat écrit jamais sauf s'il on établie un autre contrat par écrit que le créateur du premier contrat aura approuvé d'une signature.
Elle répliqua qu'elle avait de l'argent. Encore une fois, c'est ce que je devinai parce que je ne la laissai pas finir. Je me répétai:
- C'est un contrat écrit madame on ne peut pas déroger à un contrat écrit jamais sauf s'il on établie un autre contrat par écrit que le créateur du premier contrat aura approuvé d'une signature.
Qu'est-ce qu'elle ne comprenait pas dans cette phrase? Tout y était très clair et précis. C'était comme ça. Ensuite, je me dis qu'elle était peut-être tout simplement inapte à comprendre ce genre de chose. Parce qu'elle était conne. Ou peut-être qu'elle ne comprenait pas certains mots. Alors je décidai de lui expliquer:
- Contrat: Convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’engagent envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose.
« Ça va! J'ai comprit! Viens, Maggie. » j'entendis alors que la mère prenait la main de l'enfant et s'en allait d'un pas brusque. Pourquoi? J'étais en train de lui expliquer! Alors si elle ne voulait écouter mes définition pour que je lui explique ma phrase, c'est qu'elle les comprenait. Si elle comprenait les mots, c'est qu'elle ne comprenait pas qu'on ne pouvait brisé un contrat. Conclusion: elle était stupide, voilà tout. Chose réglée, je me retournai vers la poupée vraie.
Je m'avançai devant elle et baissai le menton sur elle. Pour la regarder, un moment. Plus grande, de mon ombre qui lui obstruait le visage. Puis, je m'accroupi pour me mettre en petit-bonhomme et lever le menton sur son visage. Cette fois, c'est elle qui me dominait de sa stature molle. Magnifique. De tous les angle possible.
- De quoi est-ce que tu te nourris?
Je lui demandai en plaçant mon museau pas si loin du sien, comme deux truffes qui se reniflaient. C'était une question portée d'un fort accent allemand, sans émotion ou ton quelconque. Très robotique.
Une façon comme une autre de savoir si elle était vraiment humaine, cette beauté.
Ne soyez pas stupide madame... Non, il vaut mieux qu'elle ne le soit guère lorsqu'Eleonore en est la première victime de son impertinence mais si c'est pour mieux manipuler, alors la bêtise humaine devient tout de suite plus supportable et même enviable. Avez-vous déjà essayé d'être berger alors que les moutons sont plus intelligents que vous ? Eh bah c'est pour cela que ça n'existe pas. Tandis qu'elle donne la définition d'un contrat, la poupée ne fait que regarder sa soeur qui la défend à sa place. Quelle ironie ô mais combien elle est savoureuse pour la petite qui reste patiemment sur son tabouret. Elle aurait probablement gloussé, si cela n'avait pas été inapproprié, de voir Theresa en train de répéter le fonctionnement d'un contrat à la cruche qui n'a plus autant d'arguments tout d'un coup. Étonnant, n'est-il pas ?
S'il y a bien un avantage à avoir une soeur comme celle-là, c'est qu'elle sait être persuasive en étant d'une volonté de fer sans aucune faille. La poupée s'imagine la jongleuse devant un interlocuteur qui lui dit qu'un plus un est égal à trois et elle qui répond sans arrêt que deux en dépit des punitions et de tous ceux qui lui disent non, que la réponse est trois. Malheureusement, avec un tel caractère, qu'il est difficile de la faire changer d'avis, puis son attitude. Ah triste sort qu'est celui qu'envisage la petite Roderich à son aînée en sachant qu'elle vit ou qu'elle meurt, elle restera cet être inflexible comme le métal. Un dénouement à la tristesse et au désespoir qui ferait honneur à Baudelaire, toutefois, tant convoité par un certain esprit pervers.
Par la suite, tandis que les misérables partent vers la sortie, la cannibale domine la cadette de grandeur ce qui a pour effet de produire des vers carnivores dans le ventre de celle-ci. D'où se croit-elle de pouvoir ne serait-ce pensé qu'elle pourrait être plus grande ? En fait, la grande-sœur a une taille plus élevée de nature mais ça, essayez de l'expliquer à cette pauvre narcissique. Ses globes oculaires ne quittent pas ceux de la blonde alors que les enfants aux alentours restent perplexes devant cet étrange spectacle. Après, elle se baisse et une jouissance de la taille d'une épingle brûle violemment en la poupée. Comme quoi Eleonore aurait très bien pu être la plus redoutable dominatrice sadomasochiste de toute l'histoire des bordels.
Son nez est un peu trop près du sien à son goût alors qu'elle demande de quoi elle se nourrit. Ce rapprochement l'a dégoûte et ce n'est rien comparé à ce que lui fait ressentir ses affreux souvenirs de viande mordue à pleine dent et de la chair déchiqueté, mouillé par le sang. L'idée même de vomir lui donne la nausée, créant ainsi un cercle vicieux. Heureusement, elle se contient en pensant à la pure nourriture qui la tient en vie. « Je n'avale rien qui soit fait de viande. »
Si sa soeur avait un accent allemand, celui de la petite poupée est beaucoup plus prononcée encore mais s'avère se camoufler un peu parmi les sonorités aiguës de sa propre voix de boîte à musique. Une fois de plus, la petite se considère à l'instant comme un vrai petit joyau, se basant cette fois-ci sur sa voix pour se juger magnifique.
Une façon comme une autre de savoir si elle était vraiment humaine, cette beauté.
Même sa voix était quelque chose d'inhumain. Même sa voix était en porcelaine, comme sa peau, et ses cheveux, et ses vêtements. Et plus rien n'était maintenant important autour de nous. Bien sûre, je ne prêtais jamais attention qu'à une chose à la fois. Mon esprit était toujours à vif à qu'importe pouvait bien se passer autour de moi. Mais je n'avais plus envie de garder une ouïe sur la discussion des hommes plus loin, ou de regarder du coin de l'œil les enfants qui jouaient sous la tente. Je scrutais plutôt la poupée, ses yeux, sa bouche, ses joues, sa langue qui bougeait sous ses mot, ses oreilles, ses mains... Ses mains que je regardai de longues secondes combien elles étaient magnifiques. Et elle parla, et j'analysai ses mots.
Et ce qui sortit de ma cervelle à l'instant quitta ma bouche dans un hennissement sans charme et sans pudeur: je ris. Je ris bruyamment sans retenu parce que sa réponse était, ma foi, très très drôle. L'humain normal et sensé se nourrissait de viande. Hors, cette petite était tellement proche d'être une poupée qu'elle avait le régime le plus absurde et fou. Comme si elle était le plus inhumain que possible. Comme c'était drôle, une humaine qui ne l'est pas de la sorte! Immobile, toujours immobile et macrobiote. Je ris alors, un bon quatre secondes, quelque chose qui ne ressemblais à rien en un gloussement, plutôt à des trébuches de coup de poumons maladroit qui prouvaient que je riais rarement, puis je cessai. Assez rigolé.
Je me redressa de mon long pour positionner ma colonne vertébrale bien droite. Mon menton était toujours baissé sur elle. C'était maintenant moi qui lui faisais ombre. Et pourtant, je savais que jamais je ne pourrais être aussi majestueuse qu'elle, que je sois sur un trône et elle fumier ou non. Bien que c'était quelque chose d'impossible parce qu'il n'y a pas de trône dans les cirques.
- Tu es la chose la plus magnifique que j'ai vu dans ma vie.
Mes yeux pétillaient. Je croyais de tout cœur ce que je venais de dire, d'autant plus qu'il m'était impossible de ne pas dire la vérité. La chose, et non la personne, cela va de soi. La poupée n'était plus une personne dès le moment où elle avait cesser manger de la viande. C'était trop amusant. Et fou, mais dans un bon sens, car ce n'était pas malade mental.
- Est-ce que j'ai le droit de t'apporter dans ma tente et te coiffer et te faire attention ou c'est le travail de quelqu'un d'autre de le faire obligatoirement?
Ma question était plus que claire. Mes intentions aussi. Mon ton était tout aussi mort que mon visage. Mes yeux, eux, avaient mille étoiles pour la poupée vivante devant moi. Je regardai ses mains encore. Immobiles. Osseuses et parfaites. Je voulais la toucher, mais je ne le faisais pas. En fait, je l'aurais sûrement mise derrière des rampes ou dans une vitrine pour ne pas que les gens la touchent. Il ne fallait pas l'abîmer, il fallait la contempler. Et la coiffer, et changer ses vêtements et retoucher son maquillage. Très minutieusement.
Je pensai alors que je pourrais devenir sa meilleure amie. Parce que les poupées, c'était fait pour cela, et en plus elle ne pourrait jamais me répugner parce qu'elle n'était pas humaine. Elle n'était pas louve non plus, ni truie ou volaille... Elle est poupée. C'était adorable. D'autant plus que jamais je ne pourrais être tenté de la manger puisqu'elle n'était pas humaine.
Comme si j'avais déjà essayé de manger une amie humaine ou une poupée...
Madame et messieurs, elle rit ! Oh oui, elle se moque éperdument de la réponse et venant d'elle, cela fait bouillir une rage sanguinaire. D'où elle peut s'esclaffer de ce qu'elle mange ? S'était-elle vue, à se nourrir de viande dégoûtante et sentir la vieille charogne avant d'être une vieille harpie qui se meurt ? Calme-toi petite Eleonore, elle est tellement dans sa bulle qu'elle ne se rend à peine compte du caractère ridicule de son geste. Car, oui, la poupée connaît relativement bien la maladie de sa chère sœur, elle sait ce qui cloche dans sa caboche. Bon, qu'on se le dise, ce n'est pas une experte en psychiatrie et d'autres savent mieux comment interpréter le comportement de cette dernière mais ce qui est sûr c'est qu'elle n'est pas prise au dépourvue. Oh, elle lui fera payer cette injure, cette offense à sa magnificence qui va jusqu'à son alimentation, ce n'est pas parce qu'elle est malade qu'elle lui pardonne pour autant (car c'est clair que Theresa est folle et pas elle, vous dira-t-elle, ce qui est au final très ironique). Cependant, elle doit pouvoir pénétrer au sein de son monde pour tout dû moins trouvé le meilleur endroit où frapper et surtout : le bon moment. Ceci dit, entre son orgueil et son plan d'attaque, elle ne sait pas quoi faire donc se retranche vers son immobilisme. Eleonore a remarqué qu'elle la traitait telle une chose, conséquemment, elle devrait agir de la sorte bien que cela la force à mettre sa fierté au placard. De toute façon, être une chose, ça l'excite, au fond.
La cannibale plonge sous l'ombre de la poupée et celle-ci ne déteste pas du tout cette vision, surtout qu'un compliment dont elle ne réfute point la véracité. Elle est magnifique. Elle est dans sa vie. Tout est vrai.
Je serai la plus sublime d'entre tous et ça tombe bien puisque tu pourras m'admirer lors de tes derniers moments. Là, tu pourras jouir d'admiration une dernière fois avant que la Faucheuse vienne te récupérer que je sois débarrassé ! « Ce droit vient en payant le prix. En nature. Et je ne suis pas acquise une fois pour toute, c'est plus une location. » S'entendant parler, la petite-soeur a la vague impression d'être une prostituée. « Les gens ici ont payés en liquide pour pouvoir m'admirer. Rien n'est gratuit. Ce que tu me demandes est un privilège toujours pas gratuit mais impayable monétairement. Tant que tu donnes ce que je désire, je peux être tout ce que tu désires. Comprends-tu ? Je suis une poupée mais pas n'importe laquelle. »
Certes, elle n'est pas n'importe quelle poupée en plus d'être à milieu d'un jouet pour enfant réconfortant. Eleonore est plus près de ce monstre qui a possédé un tas de chiffon pour faire peur aux bambins ou égorger les parents. Et pour avoir la compagnie d'une monstruosité démoniaque pareille, il faut donner du sien. Faire des offrandes. Tout ça. En ce qui concerne Maître Todd, elle y a été un peu forcée, toutefois, il lui donne de quoi vivre et c'est ce qui importe. Et si Theresa n'accepte pas ce qu'elle lui propose ? Eh bah, elle gâchera sa beauté volontairement seulement pour détruire l'idyllique vision qu'elle avait d'elle et après quoi, soit elle voudra la rétablir et se donnera corps et âme, soit elle s'en fichera et cherchera magnificence ailleurs. Si la deuxième option se concrétise, elle s'en prendra à la nouvelle source. Ainsi de suite. Elle n'arrêtera jamais. Par contre, elle doute qu'un jour la cannibale l'attaque (ironiquement) car elle est une chose à ses yeux. Pas une humaine. Par conséquent, aucunement comestible et inutile à affronter en tant qu'ennemi.
Par la suite, que pourrait demander Eleonore, en échange de sa propre servitude ? Eh bien, d'abord, elle demandera à être portée peut-être. Ou non. Tout bon manipulateur va étape par étape. Sinon, elle exigera peut-être qu'elle le nourrisse, conforme à son numéro de poupée. Faire croire qu'elle manque d'indépendance la poussera surement à vouloir s'occuper d'elle puisqu'elle est sa chose, à son avis. En tout cas, elle sa part du gâteau dans ce contrat non-écrit rien que pour rendre sa soumission plus agréable en attendant la jouissive heure du trépas. Elle ne bouge toujours pas et les enfants restent perplexes devant cette conversation incongrue.
Comme si j'avais déjà essayé de manger une amie humaine ou une poupée...
Je ne saisis d'abord pas l'obligation à mettre des prix sur cette question, mais il en vint ainsi. Les humains en territoires évolués avaient toujours la fâcheuse habitude de transformer tout en prix, et en argent. Ce qui me surpris était que cette petite poupée n'est pratiquement pas humaine. Alors je ne comprenais pas. Et surtout, pourquoi elle me demandais à moi, qui avait le même salaire et qui utilisais l'argent de même manière qu'elle, donc elle comprenait que l'argent était totalement inutile en ces lieux. On avait la nourriture et les soins de base gratuits. Et en plus, on ne pouvait pas sortir de l'enceinte du cirque. Pourquoi voudrait-elle être payé pour que je m'occupe d'elle? Je battis des paupières, maintenant visiblement autant perdue qu'impressionnée.
Payer en nature. Voilà quelque chose que je n'avais jamais entendu. Ensuite, elle m'expliqua que je devais la payer en liquide. Ce qui était tout à fait admirable et tout autant confus était qu'elle me regardait sans me regarder. Et je n'y comprenais si peu de ses mots que je pensai un instant qu'elle ne me parlais pas. Qu'elle parlais à un autre. Je me redressai et regardé distraitement, de mouvements saccadés et hésitants, à ma gauche, avec la maladresse de celle qui n'y entend. Il n'y avait personne avec nous. Elle me parlait bien. Me demanda même si je comprenais.
Et alors, je compris ce qu'elle voulait dire: il fallait lui donner une substance de corps fluide afin de pouvoir s'occuper d'elle. C'était très bizarre, je n'avais jamais vu ça avant. Mais jamais je n'avais vu de poupée humaine avant alors je ne pouvais qu'apprendre à ses côtés. C'était très sympathique, même si je devinais que ça prendrait du temps avant que je m'adapte à ce qu'elle disait. D'ailleurs, je m'essayai en étant bien persuadée de faire bon ménage:
- Donc je vais t'apporter à ma tente et je vais te donner comme prix un corps fluide en échange.
Voilà, la transaction était faite et bien claire.
- Comme mon sang.
Par exemple. C'était la première chose qui me venait en tête, parce que j'en avais directement cinq litres en moi, et je pouvais en donner jusqu'à deux litres avant de mourir. Deux litres devrait être suffisant pour elle. À moins qu'elle ne veuille que je la paie en eau. Pour ça, il y avait une rivière dans la forêt à l'orée du cirque c'était facile de s'en procurer.
Avant qu'elle ne puisse m'accorder la chose, toutefois, un homme et sa femme s'approchèrent de nous. Je tournai rapidement mon visage vers eux et les fixai longuement. Ils avaient un pas lent, et l'homme avait un dos courbé sur un bedaine naissante. La femme était trop mince et habillé très serrée mais très élégamment. Et l'homme il avait la main dans sa poche d'où sortait une chaînette en or qui brillait vraiment beaucoup, ça me titillait l'œil.
- Excusez-moi...
C'était le mâle. Il n'avait vraiment pas l'air menaçant. Il souriait, alors je dirais qu'il était heureux.
- Vous... faites un numéros ou quelque chose, ensemble?
Je le regardai sans ciller. Vous? C'était assez flou. Il parlait de moi et la poupée, peut-être? Ou de moi et sa femme qui se dandinait d'excitation on dirait. Il baissa le menton et nous pointa à tour de rôle, moi et la poupée.
- C'est que... Je croyais que vous étiez un duo de prestation... Vous vous ressemblez beaucoup.
- Ma-gni-fique.
Je tournai mon menton vers la femme qui venait de dire cela. Elle me sourit. Je poursuivis mon observation stoïque sur elle. De quoi elle parlait? De la poupée? Oui, elle était magnifique. Il y eut silence. Je méditais à ce commentaire. Il disait que je ressemblait à la poupée. Quelle idiotie. C'était comme dire qu'un juif ressemblait à un boche, ou un cheval à une patte de chaise; ce ne sont pas les mêmes choses. J'ignorai la débilité du commentaire et demandai:
- C'est une montre qu'il y a dans votre poche.
Parce que ça m'agaçait de ne pas le savoir. L'homme parut ne pas savoir quoi dire. C'était pourtant simple: oui, ou non. Je le fixai allégrement, attendant une réponse. Et il s'embourba dans le mal aise. C'était, ça, quelque chose que j'avais comprit chez les autres, depuis le temps.
- Hum... Oui. Oui, c'est une montre de poche. Si c'est... c'est l'or qui vous intéresse, pour votre numéro, je suis prêt à vous donner quelques jolis pièces!
- Oui! Un numéros, je vous en prie!
Des rires de la part du couple. Et un immense rire de ma part, qui leur coupa le sifflet assez rapidement. C'était un râlement d'une bouche béante, comme un âne qui hennit trop bruyamment. Mais c'était trop drôle à entendre. Maintenant que je savais qu'est-ce que la poupée voulait, je trouvais ça totalement ridicule. Parce que habituellement, on paie les gens avec des pièces alors c'est ce que l'homme allait faire. Mais là il fallait la payer avec du liquide! Quelle drôle de situation. J'arrêtai de rire bien sèchement et dis:
- Non il faut la payer avec de l'eau ou du sang.
L'homme plia ses sourcils. Puis il entraîna sa femme avec lui, plus loin. Moi, je ris encore un coup. Puis je tournai mon regard vers la poupée. Il était vide, et tout comme ma voix et mon visage, très fade et mat. Mais si j'avais pu, j'aurais lancé un regard complice à la poupée qui disait «non mais t'as vu ces deux crétins comment ils sont drôles?!» et qu'est-ce qu'on se marrait... Je revins au sujet de départ, très drastiquement:
Sa soeur, confuse ? Que le malheur s'abat sur Eleonore, oh que oui qu'elle l'est et ce rigolos malentendu, sans pour autant l'être pour la poupée, donne sérieusement envie à celle-ci de se donner un coup de paume contre le front en maugréant des insultes qui vont de : sotte handicapée à plus débile qu'Eve (remarque, la cadette aurait aussi croqué le fruit défendu à sa place). Pourquoi il y a fallu qu'elle soit comme ça ? Ça ne lui suffisait pas d'être sa soeur tant détesté qui peuplait ses songes, il fallait en plus qu'elle ne comprenne un traitre mot des manières de parler. Comble de l'ironie : elle parle la langue de Shakespeare. Elle pourrait effacer tout malentendu en discutant avec un tout autre dialecte, toutefois, elle ne peut pas car ça pourrait foutre en l'air sa couverture pour mieux la piéger. Eleonore n'a pas d'arme ou venin sur soi, elle ne pourrait rien faire. Ça bien sûr c'est si son aînée fait preuve d'observation. Étant donné sa réaction, elle dirait qu'elle est trop conne pour se rendre compte de quoique ce soit.
« C’e... »
Avant qu’elle puisse ne serait-ce émettre la sonorité d’un commencement de phrase que la suite lui plaît davantage. De son sang ? Oh oui elle le veut. C’est dégoûtant, elle en convient parfaitement, pourtant c’est un tel désir qui la pousse à devoir endurer ses âneries. Bon, il en vient plus à la poésie d’imager son vouloir de meurtre. Cependant, la petite Roderich se rend bien compte que Theresa va vraiment lui donner de son fluide corporel. Bien que sale, et on sait à quel point la poupée n’aime pas la saleté, ce sera quelque chose pour le moins divertissant. Sadique, dites-vous ? Uniquement en compagnie d’un membre de sa famille, il faut croire.
Ainsi, pour l'admirer, elle devra lui donner du liquide. Elle pourra lui demander tout ce qui est à cet état de la matière. Dit ainsi, Dummy Puppet admet à elle-même que c'est modeste pour un tel service qu'elle lui rend car, voyez-vous, elle pourra toucher à ses cheveux, ce qui n'est pas donné. Cependant, une multitude d'images mentales une à la suite de l'autre à la façon d'un immense présentoir mécanique et imaginaire de parfumerie qui exhiberait ses flacons sur un piédestal. Il y a de l'eau, du jus, des parfums, du sang et pour finir... du poison... oh doux poison !
Émerveiller par tant de possibilités, d'objets, qui se dénudaient de leur apparente impossibilité, Eleonore se rendit compte relativement tard de l'arrivée d'un couple. Ses yeux avaient remarqué les humains. Son cerveau avait-il enregistré leur réelle présence pour autant ? On dirait que non. Il faut croire qu'ils étaient insignifiants et cette impression est restée sensiblement à la même alors qu'elle prend en compte le fait qu'ils sont là. Un numéro ? Si la cadette avait été honnête, elle aurait dit qu'une beauté, qui ferait passer les phantasmes des hommes pour des rêveries de bas étage qu'on oublie trop vite, n'a rien à voir avec cette cannibale repoussante. La poupée ne bouge guère, fait les sons normaux d'un être humain qui se veut silencieux et observe la scène. Elle n'a pas envie, là en ce moment, de s'adonner à son rôle. Par conséquent, elle va laisser Theresa les faire fuir et si on lui demande pourquoi les clients n'ont pas été satisfaits, elle dira que c'est de sa faute et qu'elle n'a rien pu faire puisque c'était dans son rôle d'être stoïque, immobile et d'être docile à un point qui frôle le ridicule.
Tout simplement grotesque. La poupée ne pipe pas mot, ne fait point de réactions. Néanmoins, si ses yeux avaient le don de parole, ils diraient probablement à son aînée de fermer sa grande bouche pleine de viandes hideuses et de vains dires. Certes, elle n'avait pas envie de se donner en spectacle avec elle, d'où son utilité pour les faire fuir. Mais vraiment ? Avec une telle... elle ne réussit même pas à dénicher les mots appropriés, à ce niveau. Alors ? Oui, parlons-en...
« Il n'y a pas que l'eau et du sang qui soit liquide. »
C'est une affirmation véridique. Elle sentait le besoin de le dire, étant donné la situation.
« Reviens me voir à la fermeture. Si tu viens me chercher durant les heures de travail, ce serait volé Maître Todd. »
La petite poupée sans vie d'humain me dit qu'il n 'y avait pas que l'eau et le sang de liquide. Bien sûre, je le savais. Je n'étais pas stupide. Beaucoup de matières du tableau périodique pouvaient être liquéfiées si elle était suffisamment chauffée, à leur température propice à chacune. Ce n'était pas sorcier, n'importe quel idiot le savait. Mais je n'avais aucun reproche à lui faire: c'était une poupée. Les poupées n'ont pas d'éducation, donc elle ne savent pas les phénomènes scientifiques banals dans le genre. Et de toute façon, ce que j'avais de liquide sur moi à lui offrir, ce n'était que de l'eau et du sang. Mes muqueuses aussi, quoi qu'il en serait plus compliqué. Et beaucoup moins liquide, cela va de soit.
La petite poupée m'ordonna ensuite de revenir une fois les heures de travail terminé. Sinon, je volerais Maître Todd. Bien que cela ne me dérangeait aucunement, je n'allais pas commencé à enfreindre les règles de la sorte. Jamais je n'avais enfreint les règles de manière directe, et ce n'est certainement pas une poupée qui allait changer cela. Je n'étais pas stupide pour autant, et je voyais que la brunette immobile comprenais comme moi que le contrat et sa réglementation n'étaient pas instaurés pour rien au cirque. Alors je l'écoutai, et je tournai les talons pour retourner à l'entrée du cirque. Là, il y avait l'homme et la femme qui nous avait parlé trois minutes et vingt secondes plus tôt. Alors j'allai vers eux et je demandai au Monsieur:
- Quelle heure il est.
Parce que je savais pertinemment qu'il avait une montre dans sa poche: il me l'avait dit. L'homme se se tourna vers moi qui venait de lui parler et haussa les sourcils. Sa femme, elle, semblait cacher un rire derrière sa main gantée mais je ne comprenais pas vraiment qu'est-ce qu'il avait de drôle à savoir l'heure. D'ailleurs, il me répondit, lui aussi beaucoup trop souriant:
- Trois heures, ma petite dame.
En regardant sa montre et la rangeant. J'attendis qu'il ajoute quelque chose. Mais non. Trois heures pile. C'était rare qu'on regardait l'heure et que c'était trois heure pile. Mais je le croyais car il n'avait aucune raison de me mentir. Alors je repris ma route vers la place publique en sachant exactement le nombre d'heures qu'il me restait avant de rejoindre la poupée parfaite. Sur ma route, je me demandai quand est-ce que j'étais devenue une petite dame appartenant à un client aléatoire et je compris qu'il s'était sûrement trompé, ce monsieur idiot.
J'arrivai à côté du carrousel six minutes et quarante-cinq secondes plus tard, le lieu où les clowns s'amusaient à récolter des sous. Celui qui était là qui s'amusait à faire des trucs maladroits devant des enfants, mais il n'était pas Bonnie. Dommage, je pensai que j'aurais bien aimé lui compter ma découverte. C'est très rare qu'on rencontre quelqu'un qui ne mange que des légumes! Tant pis, je pris des anneaux que le clown avait laissé sur le sol parmi ses équipements et je commençai à jongler. Il me dit quelque chose que j'ignorai puis fit un visage totalement exagéré pour rien. C'était bizarre, mais les enfants riaient alors j'imagine qu'il faisait bien son travail.
Je savais que j'étais sensée rester à l'entrée du chapiteau contenant la poupée, mais on m'avait envoyé là à cause qu'il n'y avait pas assez de client qui y entrait alors que, j'en avais la preuve oculaire, que je sois devant l'entrée à jongler ou non, les clients venaient quand même dans la tente. Alors c'était inutile d'écouter ce que les forains débiles m'avaient dit de faire.
Et les heures passèrent.
L'heure de la fermeture du site moins six minutes et quarante-cinq secondes, j'arrêtai mon numéro et ne récoltai même pas l'argent que le clown et moi avions fait tombé dans le chapeau à nos pieds. Je reposai les anneaux exactement dans la même place et position qu'ils eut été quand je les avais saisit et retournai d'un pas rapide à la tente de la poupée. Elle était encore sur son banc, dans la même stature et immobilité frappante. C'était tellement mignon et plaisant à regarder!
J'allai me poster devant elle et dit:
- Je viens te chercher à la fermeture parce que si je viens te chercher pendant les heures de travail ça serait voler Maître Todd.
Puis j'attendis, très droite et sans bouger, comme elle. Après tout, je ne savais rien des poupées; c'était à elle de me dire quoi faire.
En parfaite petite soldate, sa soeur tourne les talons suite à son ordre sans poser de questions ou demander quoique ce soit, sans faire d'histoires. C'est excellent ; dommage qu'elle ait fait fuir une partie des visiteurs. Elle se retrouve maintenant seule et le silence imparfait, à cause des bruits de fête foraine en fond qui ne finissent jamais, établi vient ébranler la poupée durant l'équivalent de trente minutes pour un humain mais qui s'avéra n'être que cinq minutes réellement. Des heures de fantasme de cruelles vengeances viennent enfin prendre un train concret ; le début est là, à ses portes de fer de son royaume de vices. Bref, Eleonore sent sa destinée approcher à dos d'un cheval noir tout droit sorti du futur apocalyptique tel que prédit dans les livres sacrés. Puis, il y a eu une petite chose venue de nulle part :
« - Madame la poupée ! », dit une gamine noire aux yeux ronds.
Roderich baisse les yeux tranquillement vers l’enfant en étant soumise à un dilemme : l’envoyer promener pour ne rien faire ensuite ou être toute gentille ?
« - Oui ? réplique la poupée assassine. - Est-ce que vous aimez les bonbons ? »
Elle lui présente des confiseries qui, vraisemblablement, viennent du cirque. La plupart sont rouges, toutefois, il y a quelques emballages violets aussi.
« - Tu dois les aimer plus que moi, garde-les. - Non, à toi ! - Où sont tes parents ? - Ils travaillent quelque part. »
En voilà une fillette perdue qui a trouvé un moyen d’entrer sans payer ou peut-être a-t-elle vraiment un argent de poche. Cependant, où trouve-t-elle le fric ? Est-elle malhonnête ou complètement insouciante de ce qu’elle fait ? Pourquoi Eleonore pense-t-elle à ça, donc ?
« - Tu veux jouer avec madame poupée ? - Ouiii ! dit-elle très fort en sautillant. »
***
Des comme ça, il y en a eu des dizaines et c'était très fatigant. Il faut dire qu'il fut un temps où notre très chère mademoiselle ne pensait même pas à gagner son pain en s'occupant d'enfants. Elle pensait plutôt à s'occuper des endeuillés (plus particulièrement des morts, en vérité) ou à vivre tel un élément parasitaire des familles, ne pas travailler et laissé un homme rapporté l'argent, être une mauvaise épouse et ainsi de suite... Cependant, il y avait eu cette fin, cette vengeance, qui la démangeait. Ce désir latent venait la narguer cruellement. Heureusement (malheureusement tout à la fois, ce qui est très paradoxal à bien y penser) ce problème pourra être réglé dans un avenir prochain. Eleonore attend patiemment qu'on vienne la chercher, toujours sur son petit tabouret pour la forme. Elle a mal au derrière à force de rester planté là mais c'est ce qu'il faut, se dit-elle à l'occasion. Theresa revient. Elle sourit mentalement.
« - Tu fais bien. Amène-moi où tu le désires. »
Pause.
« - Tu dois me porter. Si mes genoux et le reste supérieur de mon corps touche le sol, je perds immédiatement en beauté. Je ne dois pas être souillé ; il faut faire attention. »
Juste une précaution, question de ne pas se faire traîner par terre et se retrouver couverte de saletés répugnantes. Sait-on jamais avec une sœur comme celle-là… et ça va dans les deux sens.
Puis j'attendis, très droite et sans bouger, comme elle. Après tout, je ne savais rien des poupées; c'était à elle de me dire quoi faire.
Ce qu'elle fit de manière très claire, très nette et très précise. Les humains l'étaient rarement. Les poupées, apparemment, si. Celle-là tout particulièrement. Comme si une chimie s'était emparé de nous, bien que ce soit une hypothèse tout à fait féérique, donc impossible, donc fausse, donc ce n'était pas ça. Mais c'était bizarre, très bizarre, parce que j'aimais le penser un peu. Pas très longtemps, sinon ça m'aurait achalée grandement.
Je l'observai et tentai de deviner son poids. Puis, je me dis qu'en ne mangeant que des légumes, on ne devait pas pesé très très lourd. Je n'avais aucun muscle, mais l'idée de me munir d'un quelconque mécanisme à poulie, à roue ou à levier pour la transporter jusqu'à ma tente me déplaisait vraiment. Parce qu'on ne transporte pas les poupées ainsi, on les prend dans nos bras. Ce fut donc ma décision bien clair et net, même si je ne possédais rien de bien fort en muscle.
Sans douceur, simplement avec la plus grande et calculée des précision, je saisis la poupée dans mes bras. Un avant dans le pli de ses genoux, l'autre contre ses omoplates. Comme un petit bébé, ou un gros bébé, plutôt. Bien qu'elle n'était pas très lourde, mes jambes en tremblèrent d'effort. Mais je savais que je serais capable d'aller jusqu'à mon logement de la sorte, alors je commençai à marcher. Elle était bien molle et, à mon plus grand plaisir, on ne ressentait aucune chaleur, aucun pore déplaisant, aucun pouls et aucun geste imprévisible à la tenir bien serrée contre moi. C'était comme faire un câlin à un humain, mais sans tout ce que ça avait de déplaisant. C'était, tout simplement, parfait.
Je fis ascension de la sorte jusqu'à ma tente. Les gens nous regardaient étrangement, mais c'était sans importance. Il y avait, dans mon estomac, tellement d'indescriptible que c'en était très désagréable. Mais je ressentais quelque chose de très positif à la fois, je souriais dans ma tête. C'était très étrange, mais c'était très correct. Et c'était même bien quand je concentrait mon cerveau sur la mèche qui flattait mon coude à chaque fois que je faisais un pas. Nous arrivâmes à destination, et je la posais avec précaution sur mon lit. C'est-à-dire, une courte pointe que je savais propre et assez grande pour nous contenir toute deux.
Je pris délicatement ses jambes, je les pliai et les positionnai sur le côté. Je pris ses mains et les joins sur sa cuisse. Elle avait la position d'une princesse ou d'une sirène. Quelque chose de beau et d'enfantin. J'aimais les choses belles et enfantines. Je pris position juste en fasse d'elle, en indien, à sa hauteur à la contempler sans sourciller.
- Tu es très très belle tu es magnifique la plus belle poupée que j'ai jamais vue je déteste les humains généralement mais toi tu es pas tout à fait une humaine tu es aussi une poupée alors je peux t'aimer beaucoup.
Je l'aimais déjà beaucoup, je crus. Je tendis le bras pour prendre, sur la table de chevet qui était en fait une caisse à moitié défoncée, un morceau de tasse brisée que j'avais récolté pendant un numéro de jonglerie raté d'une troupe de clown. Je le pris et, avec une attention passionnée et posée, presque fascinée, je la frottait très finement contre la joue de la poupée.
- C'est doux c'est de la porcelaine ça ressemble à ta peau mais c'est doux différent.
Moi, je ressentais les texture et le touché très bien. Avant qu'on m'expérimente à ne plus en finir, je ne ressentais que ça à la perfection. Maintenant, juste très bien. Je déposai le verre et prit un chapeau haute-forme qui traînait sur le sol, fit pareil, mais sur l'autre joue.
- C'est doux aussi c'est du velours comme tes cheveux mais en moins délicat.
C'était une activité fort intéressante, que de comparer le matériel banal avec la matière semi-organique qu'elle était. Peut-être aurais-je le droit de la toucher? Puis je m'excitai à l'idée en prononçant très rapidement:
- Est-ce que je dois te décoiffer ou t'habiller en tenu de nuit?
Je ne clignai pas des yeux. Comme les siens qui restaient immobiles.
Je fixais leur vide, amoureuse de ce qu'il avalait.
Et, mesdemoiselles et messieurs, elle l'a vraiment fait. Même Eleonore qui, confiante en ses qualités à mener un autre humain à la baguette, est un peu étonné qu'elle le fasse réellement. Soit elle a sous-estimée le handicap mental de sa soeur, qu'elle aime vraiment les poupées ou les deux : l'assassine pencherait pour la troisième option. Ce n'est pas toutes les femmes, poupées ou non, qui peuvent se vanter de ça : encore, la cadette se priverait bien de mentionner que ladite personne était sa soeur qu'elle juge retardé. C'est bien plus valorisant de dire que c'était, par exemple, un beau jeune homme. Bref, Dummy Puppet trouve agréable qu'on devienne son esclave devant ses yeux pour une chose centrale au sein de son narcissisme...
Elle s'écroule sur le petit corps livide de Theresa tel un gros matou mou et paresseux. Pourquoi se gênerait-elle ? Des senteurs vieilles comme le début de ses temps : un mélange de viande à faire vomir et d'une nostalgie qu'elle ne saurait décrire. Eleonore ne sait guère exactement si elle apprécie ce contact physique : d'une part, il y a une colère évidente envers elle, une répugnance manifeste envers la viande mais d'un autre côté... il y a comme cet instinct de petite soeur qui la pousse à ne pas rejeter son aînée. Un peu perdue à cause de toutes ces contradictions bizarres, elle décide de cesser de penser (dans la mesure du possible pour un être humain), de se concentrer uniquement sur son objectif sans établir de plans ni de stratégies.
Les gens voient peut-être cela d'un oeil perplexe et ils ont plutôt raisons de le faire : la scène est ridicule et loufoque mais sommes-nous pas au cirque, lieu incontesté des moments grotesques et des êtres farfelus ? Dans un tel contexte, énormément d'énormités passent aisément. Néanmoins, Eleonore ne niera guère qu'elle ne montrait point sa parure la plus royale. Ceci dit, elle peut montrer ainsi au monde qu'elle s'est dégoté une petite esclave personnelle et que son rôle de poupée est pour le moins convaincant. À destination et posée sur le lit à la manière d'une princesse, ce qu'elle trouve stupide mais ce n'est rien à côté de l'histoire des liquides alors à quoi bon s'offusquer, la petite Roderich écoute ce qu'elle voyait comme un futur cadavre dégoûtant lui parler d'amour et de haine. Bien que conforme à son statut d'objet sans vie, une lueur que seul des êtres sensibles, pas Theresa donc, est discernable sur les globes oculaires de la cadette. Ses yeux sont levés vers le haut pour mieux y voir son interlocutrice et également prendre en note mentalement les détails de l'endroit. Elle ne peut pas agiter sa tête de droite à gauche : ça gâcherait un peu son jeu d'acteur.
« Je peux t'aimer beaucoup aussi. »
Vilain mensonge ou parole prophétique ? Pour l'instant, il n'y a pas de tout noir tout blanc mais il ne faut pas se faire d'idées : on ne balaie pas des années de mépris cultivé comme le tabac de quelques petits mots doux. Enfin, pas dans ce cas présent car n'oublions pas le machiavélisme dont peut faire preuve la poupée mêlé à son hypocrisie qui n'est plus à démontrer... Elle ne fit aucun commentaire tandis que sa grande soeur comparait divers objets à son corps. Avait-il seulement quelque chose à dire ? Cependant, ce n'était que des préliminaires...
« Tu dois me décoiffer d'abord. Mes tenues de nuit sont dans ma tente. Demain, tu vas devoir me coiffer à nouveau et me rhabiller. Je n'aime pas attendre. »
Je fixais leur vide, amoureuse de ce qu'il avalait.
Et la poupée me rétorqua quelque chose de très très étrange. Si bien que j'en fixai mon œil sur elle à battre mes paupières pour tenter de faire envoler la confusion dans ma tête. C'était quelque chose que jamais je n'aurais cru possible, plausible ou même pensable. Une poupée vivante dans un cirque, c'était quelque chose de tout à fait correct. Il y avait plein de choses dans le genre dans les cirque. Je m'étais habitué à l'irrationnel car il devenait sensé dans un environnement comme celui-ci. Mais une poupée qui aime..? C'était un hurluberlu tout à fait insensé et incorrect. Les poupées ont toujours été là pour être un objet receveur d'affection, et non le contraire. Mais quelle étrange, étrange, étrange poupée! Ces paroles me firent peur, un petit moment, et l'instinct engendra ce sentiment parce que c'était évident que j'étais l'être dominant de force physique et mental de nous deux, alors je n'avais rien à craindre d'elle, en fait.
Une fois dans la tente, je m'étais complus à la texture de son corps et à celle des objets les plus précieux au toucher de mon logement. Et elle me stoppa bien nettement. Je me raidis, le dos droit et les yeux bien ouvert à m'en déchirer les paupières, comme mon naturel l'avait toujours été. Et je l'écoutai, comme un soldat. Une poupée qui aimait les humain et qui n'aimait pas attendre. C'était la chose la plus étrange de ma journée! Les poupées ne font qu'attendre! J'imaginai que celle-ci ne devait pas aimer sa vie, bien que je n'en éprouvai aucune tristesse ni aucune pitié. Je bougeai ma tête à la recherche d'orientation, comme si toutes ces extravagances de la petite m'avaient fait perdre la raison! Comme si je ne savais que faire ou que j'avais répondu une mauvaise réponse lors d'un test arithmétique et qu'on me demandait de donner la bonne à l'instant alors que je ne pouvais pas concevoir avoir eut un erreur.
Je ne fis que sortir à l'instant sans une parole de plus en poussant le revers de ma porte en tissu. J'allai au babillard des artistes et trouvai la location de la tente de Dummy Puppet sans grande difficulté. Je m'y dirigeai et réfléchis durement. Elle aimait des humains. Elle n'aimait pas attendre. Elle avait donc, à la base, des sentiment bien distinct. Comme les humains, en fait. Peut-être était-elle entièrement humaine? Cette idée me fit sentir très mal. Mais j'avais dû mal à y croire. Non pas parce que Dummy Puppet ressemblait beaucoup à une humaine, plutôt parce que je ne me trompais jamais et que j'avais bien vu que c'était une poupée magique.
Je trouvai sa tente et y saisit la robe de nuit, celle qui était en lin dentelée blanc presque ivoire. Avec les petits mocassins de laine et la boucle agencée qui étaient rangés sur sa coiffeuse de fortune. Ensuite, je retournai à ma tente. Et dès que je mis le pied à l'intérieur, je dis ce que j'avais à dire:
- Je ne veux pas que tu m'aimes.
Voilà, c'était clair. Évident que ça paraîtrait trop bizarre qu'elle m'aime. Et maintenant, on pouvait passer à autre chose. Comme par exemple, à ses habits. Je la saisis délicatement et commençai à la dévêtir. Jamais, peu importe où je la touchai, je ne ressentis un pouls, et cela me rassura grandement. Alors qu'elle fut complètement nue, je la poudrai un peu de blanc pour la rendre bien propre et immaculée, puis je lui mis sa jaquette avant de défaire sa coiffure pour lui nouée les cheveux en une queue de cheval basse et bouclée à l'aide du ruban mat. Enfin, j'enfilais ses mocassin sur ses orteils. Ma contemplation sur son physique et son métaphysique m'était une fascination! Comme les poupées étaient très bonnes pour le faire, j'avais l'impression d'être à côté d'un être qui avait bercé mon enfance et qui m'avait fait connaître ces chaleureux moment de la vie, comme par exemple prendre un bain tiède quand on est enfant.
Puis je m'assis devant elle pour la regarder dans son nouvel habit. Elle me faisait penser à quand j'étais enfant. Avant que tout aille mal et que les aliénés ne m'apportent dans leur maison de fous. Je lui comptai, très doucement :
- J'avais une poupée aussi quand j'étais enfant et je l'aimais beaucoup mais ce n'était pas une poupée vraiment une fois je l'ai mangé et je ne l'ai plus jamais revue l'enfant à qui tu appartiens il est où?
Je demandai après ma comparaison juste avec mon enfance pour bien lui faire comprendre ma question.
Et on parlait d'un enfant, bien sûre, parce que les adultes ne possèdent pas de poupées.