Lui, il était américain d’origine. Le genre costaud et baraqué. Le genre que tu n’as pas envie d’aller emmerder, parce que tu sais que s’il t’en met une, il te couche directement. Elle, elle était anglaise et c’était le style « p’tite fleur perdue au milieu du champ »  toute menue, toute petite, toute fragile. Un drôle de couple, qui faisait jaser dans les chaumières, c’était certain. D’autant que Madame n’avait pas une très bonne réputation. Faut dire qu’elle s’était tapé la moitié de Londres. Pas par envie, faut pas croire ça. Mais parce qu’avant de rencontrer son bonhomme, Madame avait vécu dans une maison close et que des hommes, elle en avait vu passer. Mais lui, l’Américain, ça ne l’avait pas empêché de tomber amoureux. Peu lui importait que la plupart des types un peu craignos qu’il croisait dans la rue se soient déjà envoyé sa femme. Il l’aimait, sa femme. Il l’aimait de tout son cœur. Parce que, ouais, il avait beau être du style baraqué, il n’en restait pas moins un gros nounours qui avait cassé la gueule de la gérante de la Maison Close pour récupérer la femme dont il était tombé amoureux. Ils ont pas mis long avant de faire un gamin. Une gamine, en fait. Crystal. A la base, ils l’avaient appelés comme ça parce qu’ils trouvaient ça beau comme prénom. Parce que ça allait bien avec le nom Américain du bonhomme. Crystal Jefferson. Ça sonnait comme un truc doux, et tendre. Presque comme un bonbon. C’était sucré à l’oreille, et c’était ce qui leur avait plu. Ils n’auraient pas pu savoir que ce serait presque prophétique comme prénom.. Mais, au fond, c’était de la faute de ses parents. La faute de son père, qui avait découvert la meth’ et ses « bienfaits » quelques temps après la naissance de sa gamine, et la faute de sa mère qui avait suivi. Parce que c’était bon, les effets. Et ça permettait de supporter les cris de la gamine qui crevait de faim dans son berceau parce que ses drogués de parents oubliaient de lui donner la becquée une fois sur deux.

Et pourtant, elle a grandit, la gamine mal nourrie. Elle a grandit, et loin d’en vouloir à ses parents, elle a comprit. Les voir défoncés, ça ne lui faisait pas peur à la gamine. Au contraire. Quand ils étaient trop morts pour se préparer leur dose, ou même pour aller fouiner dans les mauvais quartiers de Londres à la recherche de leur Saint Graal, c’était la petite Crystal, 12 ans, qui s’y collait. Et ça la dérangeait pas, elle. Non, parce qu’elle sortait, parce qu’elle voyait du monde. Parce qu’on la connaissait, et qu’on l’appréciait pas mal. Elle alignait toujours les billets, et tout le monde se posait la question de comment elle parvenait à le faire. La réponse était crade, mais elle gardait le sourire. La Maison Close que sa mère avait quitté.. Sa mère l’avait presque rouverte à la maison. Et puis, vendre son propre corps, ça suffisait pas. Fallait vendre celui de sa gamine aussi. Et les types, en manque, ils s’en tapaient que Crys’ soit trop jeune pour ça. Ils faisaient ce qu’ils avaient à faire, ils payaient et ils se cassaient. Et pourtant, Crystal, elle n’a jamais ouvert sa gueule, et gentiment, elle allait chercher la drogue de ses parents. Ça a duré longtemps, comme ça. Elle devait avoir 16 ans, quand elle a voulu goûter la première fois. Quand elle a imité les gestes de ses parents, et qu’elle s’est envoyée sur la Lune pour la toute première fois. Et ça lui a plu. Tellement, tellement, plu qu’elle a recommencé. Ça l’aidait à supporter les hommes qui venaient dans son lit, à supporter les cris de sa mère dans la chambre d’à-côté et les « VOS GUEULES ! » de son père qui essayait de vivre sa défonce tranquillement dans le salon. Et puis, les doses, les Jefferson ont commencé à se les payer pour trois. Parce que, non, décidément, l’Américain en avait rien à carrer que sa fille de 16 ans devienne aussi camée qu’eux. Ça lui faisait même plaisir, en réalité.

Le Pays des Merveilles, vous l’avez déjà connu ? Crystal, elle, ouais. Et ses parents aussi. Leur appartement minable et dégueulasse, c’était leur Pays des Merveilles. C’était une façon de vivre comme une autre.. Mais y’a eu un jour où la délicate fleur des champs a abusé. Madame a voulu un peu trop forcer sur la cam’ et Madame est morte sans même que son bonhomme et sa fille ne s’en rende compte. En fait, au moment même où elle rendait son dernier souffle, Crystal 17 ans et l’Américain 37 ans, étaient en train de rire comme des imbéciles en se caressant mutuellement le visage. Il leur a fallu deux jours pour comprendre, pour redescendre des perches qu’ils s’envoyaient à la pelle. « Maman est morte. » c’était une constatation. « Elle est belle comme ça. Regarde, ont dirait qu’elle dort. Et sa peau finira par se craqueler. Et elle finira par puer. Mais ce sera beau. Papa, on la garde, s’il te plait ? On peut pas la mettre dehors. » Et ils l’ont gardé. Ils l’ont caché, quand les clients venaient pour Crystal. Jusqu’à ce que l’appartement commence à empester le cadavre. Eux, ils s’étaient habitués à l’odeur, mais les clients ne revenaient plus. Les rumeurs ont commencées à courir, et la drogue a commencé à manquer pour les Jefferson. Sevrage forcé. Sevrage auquel le grand Américain costaud n’a pas survécu. Trop brutal. Et Crystal s’est retrouvée dans la rue, à crever de froid. Les pieds gelés, les pieds violets, à trembler et à vomir de faim dans le caniveau. Elle faisait pitié, la petite camée, à essayer de récolter de l’argent. Même pas pour se nourrir. Mais pour se droguer. Plus personne ne voulait de son corps, parce qu’il devenait trop laid. Et la seule consolation qu’elle avait trouvé à ce moment là, ça avait été de se couper la peau. Avec ça, elle retrouvait un peu du frisson qu’elle trouvait avec la drogue.. Elle arrivait à s'en procurer, à droite, à gauche, en quémandant comme un chien, mais elle devait se rationner. Dure période que celle-ci..

Puis, ses 20 ans frappèrent à sa porte. Elle avait trouvé des nouvelles idées pour se faire de l’argent. Une idée qui marchait plutôt bien. Lire l’avenir. Faire semblant.. Elle n’avait jamais été méchante de base, la camée, mais fallait bien qu’elle vive. Et elle était douée, la bougre. Douée, parce que raconter des histoires, c’était naturel chez elle. Et les gens avaient besoin d’entendre ces histoires. Et puis, un jour, y’a eu ce grand type un peu étrange qui est venu la voir. Et qui lui a proposé de rejoindre un cirque. Tant que ça la sortait du froid et de la faim.. Tant qu’elle pouvait continuer à se droguer tranquillement.. C’était mieux que la rue. Et sans réfléchir, l’apprentie-voyante a signé le contrat. A 21 ans, elle a donné sa vie à Mr Todd, sans un regard en arrière. Elle a prit ce qui lui restait d’affaire, et elle a emménagé dans sa caravane. Et depuis, elle enchante le cirque de ses rires et de sa joie de vivre. Enfin, quand elle fait pas chier son monde avec ses délires.. Tout le monde sait qu’elle finira par crever d’une overdose comme sa mère, mais tout le monde la ferme parce que Crystal, elle, elle est certaine qu’elle va mourir en se faisant arracher les membres par des fauves. Et depuis.. Elle mène sa barque, la camée dérangée. Et sa vie, elle l’aime. Elle ne l’échangerait pour rien au monde, maintenant. Le cirque, c’est devenu son nouveau Pays des Merveilles..